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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 109.djvu/639

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au bonheur, qui devient vite la lutte pour le bonheur, voilà l’idée de Stendhal. La transformation de l’optimisme épicurien en épicurisme pessimiste, voilà ce que Stendhal, petit-fils de M. Gagnon et créateur de Julien Sorel, fait toucher du doigt.

Au point de vue plus spécial de l’histoire littéraire, on a déjà vu combien Stendhal est important. Il est très vrai qu’il est le restaurateur du réalisme en France, et, sans doute, si l’école réaliste de 1850 n’avait pas existé, il aurait moins de gloire ; mais il n’en aurait pas moins de mérite. Il resterait isolé dans l’histoire, comme il le fut en effet dans le monde littéraire de son temps, représentant un art excellemment français, celui d’examiner les caractères autour de soi, de s’en rendre compte et de créer un ou plusieurs personnages qui les reproduisent fidèlement, mais plus ramassés, plus vifs et plus frappans qu’ils ne sont dans la nature. Cet art perdu, il l’avait retrouvé. S’il avait été seul à le pratiquer, il n’en faudrait que davantage le signaler à l’attention et à l’estime. Mais puisque, avant Balzac, et à mon avis mieux que lui, j’entends avec moins de puissance, mais avec plus de vérité, avant Mérimée, et infiniment au-dessous de Mérimée comme écrivain, mais plus pénétrant comme observateur, il a été le restaurateur d’un genre qui devait avoir une si grande place dans le siècle, l’histoire littéraire a en lui, non-seulement un objet d’études, mais une de ses dates les plus importantes, les plus essentielles. On peut ne pas l’aimer, on peut rire de lui. Il prête à l’une et à l’autre de Ces deux hostilités. Il est antipathique comme un homme très sec et très prétentieux. Il est ridicule comme très prétentieux, d’abord, et ensuite comme assez naïf, et ensuite comme prodigieusement étroit et borné en ses idées générales. Mais il est original, il est bien lui-même. Il a observé ; il a bien vu certaines choses. Il est loyal, sincère, consciencieux dans son métier d’observateur. Il a eu le goût du petit fait vrai, vu de près et rapporté fidèlement, et il nous a rendu ce goût, que nous avions perdu extraordinairement. Cela signifie qu’il a aimé la vérité, ce qui vaut toujours qu’on se montre respectueux et reconnaissant envers un homme. Et à ceux qui aiment la vérité, la Providence réserve toujours une récompense. À Stendhal elle a donné d’écrire « quelques volumes infiniment spirituels, » comme dit Balzac, et surtout le roman le plus solide peut-être et le plus plein et le plus dru qui ait été publié depuis Adolphe jusqu’à Madame Bovary, pour le récompenser d’avoir pensé et d’avoir dit « qu’un roman est un miroir qui se promène sur une grande route. »


Émile Faguet.