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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 109.djvu/660

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voulait nullement. Détruire Port-Elizabeth, le port le plus commerçant de la colonie, chose facile : seulement les bombes se tromperaient d’adresse, elles frapperaient des innocens et des quasi-neutres, sans atteindre l’Angleterre.

Le malheur est que dans cette cité prédomine, paraît-il, un esprit anglais spécifique, chauviniste, et qu’on y trouve de nombreux Allemands attirés par le négoce. Ces étrangers, sûrement, ne manquèrent pas de souffler sur le feu. Il fallait montrer aux pirates de quel bois on se chauffait. Quelques anciens artilleurs qui n’avaient pas trop oublié leur métier se réunirent donc au fort Frédéric, et le plus adroit de la bande manœuvra si bien de la moins mauvaise pièce, il la décrassa si parfaitement à triple renfort d’écouvillon, tira tant sur l’amorce, que le coup partit. Mais la nuit était venue, noire comme cinq cent mille Cafres. Allez donc viser, à l’obscure clarté des étoiles, une lumière qui bouge, là-bas, sur l’eau ! Cette inutile provocation risquait d’attirer sur la ville tous les foudres du Jean Bart et de sa prise. Nos marins se montrèrent généreux. Ils encadrèrent la petite batterie de quatre obus, fort bien dirigés, comme pour dire : « Trêve de malentendus ; les gens du Cap, pour nous, ne sont pas des Anglais. » Puis ils firent danser sur le fort Frédéric, pareils à autant de lucioles, de menus rayons électriques, aveuglans et capricieux, ce qui signifiait peut-être : « On n’y voit goutte ; pourquoi brûler de la poudre ? »

A l’heure où le correspondant rédigeait ses notes, les roses clartés de l’aube illuminaient une baie déserte, mais une ville intacte, et, vers l’horizon, légère fumée, disparaissait l’ennemi. Les fonctionnaires de la santé rentraient au bercail, sur leur bateau. Ils déclaraient qu’à part l’émotion tout s’était admirablement passé. Leurs geôliers d’une nuit les avaient comblés de prévenances et le commandant du Jean Bart leur avait dit en les congédiant : « Je regrette, messieurs, le moment d’inquiétude qu’il a fallu imposer à vos familles. Mais, vous le voyez, nous n’avons pas voulu devenir les bourreaux de votre ville et nous ne sommes pas les adversaires de votre libre colonie. Le jour où il vous plairait de renoncer aux avantages de la protection britannique, » — ceci fut accompagné d’un sourire narquois, — « si vous n’aviez que nous à craindre, vous pourriez d’un cœur tranquille affronter les aléas de l’indépendance plénière. »

Voilà un beau chapitre omis par M. Nelson Seaforth dans son histoire de la dernière guerre maritime. Tout se borne assurément, parce qu’on l’a voulu, à quelques pertes matérielles subies par des armateurs du royaume-uni. La leçon, néanmoins, est saisissante, et le public anglais l’aurait jugée instructive. D’autres