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maîtres des mers, les importèrent en Grèce, et on leur attribua la gloire d’avoir inventé ce qu’ils avaient reçu des autres. » On ne pouvait être à la fois mieux informé et plus injuste, et M. Renan a eu raison d’appeler l’alphabet phénicien une des plus grandes créations de l’esprit humain. Il fallait à ce peuple utilitaire et très pratique autant d’intrépidité d’esprit pour débrouiller le grimoire des hiéroglyphes égyptiens que pour naviguer jusqu’au cap des Tempêtes ou pour aller chercher l’étain en Espagne, les épices dans l’Inde, l’ambre jaune dans les brouillards du Nord. Rien de plus simple que cet immortel Discours sur la méthode, qui a tué la scolastique, et ce discours, qui fut un événement, un homme d’un prodigieux génie était seul capable de l’écrire. Comme Descartes, les Phéniciens avaient fait un coup d’Etat, et tout porte à croire qu’ils tâtonnèrent longtemps avant d’oser réduire des centaines de signes à vingt-deux petits caractères qui suffisaient à tous les besoins. La Grèce les adopta, non sans les accommoder au génie de sa langue limpide et sonore, qui ne pouvait se contenter d’une écriture exclusivement composée de consonnes. Après les avoir retournés, redressés, retouchés, elle y ajouta quelques signes exprimant les voyelles. Mais elle ne fut pas ingrate, elle n’eut garde de nier sa dette. Elle se vantait de beaucoup de choses, elle ne se vanta jamais d’avoir découvert l’alphabet. Elle donnait le nom de lettres phéniciennes ou cadméennes aux caractères primitifs d’où était sortie son écriture classique, et pour prouver dans quelle estime elle tenait Cadmus, elle en fit un gendre de Jupiter.

L’alphabet phénicien n’a pas seulement conquis la Grèce, l’Italie et toute l’Europe, il s’est propagé de proche en proche dans l’Asie tout entière, supplantant partout les écritures cunéiformes et hiéroglyphiques. La Chine, il est vrai, lui a fermé ses portes ; mais on a découvert depuis peu que l’Inde, si fière de sa chimérique antiquité, n’a pu se passer du secours de Cadmus pour apprendre à écrire, que l’alphabet sanscrit n’est pas autochtone, que, s’il n’est pas né directement du phénicien, il dérive d’un de ses dérivés, l’alphabet araméen. C’est ainsi que le monde est devenu le tributaire d’un petit peuple qui ne s’occupait guère que de lui-même et qui n’aimait que lui.

M. Berger a consacré les plus intéressans chapitres de son livre à raconter cette glorieuse histoire. « Rien n’est imposant, dit-il, comme cette marche de l’alphabet à la conquête du monde. Elle a quelque chose du caractère irrésistible et fatal des grandes invasions. En face des migrations des peuples qui lancent périodiquement l’Orient sur l’Occident, nous voyons l’alphabet phénicien remonter le courant. Après s’être établi dans le bassin de la Méditerranée, il pénètre dans le centre de l’Asie de trois côtés à la fois : tandis que l’alphabet indien, qui en dérive, s’empare peu à peu de toute la région située au