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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 109.djvu/686

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bonne pour souhaiter du mal à ses ennemis : « C’est ici le tombeau qu’a fait Aïdou. Que maudissent Dusarès et Menât et Qeïs quiconque le vendrait, ou l’achèterait, ou le mettrait en gage, ou le prêterait ! » L’alphabet himyarite, « dont les lettres, de forme assez compliquée, portent de petites aigrettes, tantôt anguleuses, tantôt arrondies, qui leur donnent une certaine ressemblance avec les chapeaux qui couvrent les cheminées sur les toits d’une grande ville, » était aussi un excellent instrument de mort : « Cippe de Kasm, fils de Dafa. Puisse Ahtar l’Oriental faire mourir celui qui le détruirait ! » On a remarqué que rien n’est plus rare qu’une affiche de police qui permet ou autorise quelque chose ; ce qui n’est pas moins rare, c’est une antique inscription destinée à bénir quelqu’un. L’homme fut dans tous les temps un être fort ingénieux, mais dans tous les temps aussi il fut un animal médisant et maudissant.

Si l’espèce humaine n’avait jamais employé l’écriture qu’à graver des inscriptions sur la pierre et le marbre, elle n’aurait pas eu besoin de l’admirable alphabet que lui ont donné les Phéniciens. Le premier mérite de l’écriture lapidaire est d’être architecturale et de joindre le mystère à la majesté. Mais quand le commerce s’avisa d’utiliser l’art d’écrire pour faciliter ses transactions, il fallut tout simplifier et mettre cette science occulte à la portée du vulgaire. Il ne s’agissait plus de perpétuer le souvenir de sentences ou d’événemens mémorables, mais d’écrire le plus facilement possible des pensées d’un jour, dont la postérité n’aura cure. A la pierre et à la pointe se substituèrent le papier et le calame, et on vit apparaître l’écriture cursive qui est favorable, comme le remarque M. Berger, à la paresse de la main, en lui permettant de faire en un seul trait ce qu’on faisait en plusieurs et qui se conforme « à la loi du moindre effort, par laquelle s’expliquent tous les progrès industriels. » Cette réforme ne pouvait être faite que par le peuple le plus commerçant de l’antiquité, peuple à l’intelligence déliée et audacieuse, amoureux des aventures lucratives, des fatigues, des périls, unissant cet esprit de justice exacte que demande le commerce avec la dureté du cœur et l’âpreté pour ses intérêts.

On peut vendre, acheter, conclure des marchés de quelque importance sans écrire ; cela se voit tous les jours chez certains peuples fétichistes de l’Afrique qui ont le goût et l’entente du trafic et ne possèdent rien qui ressemble à un alphabet. Mais les Phéniciens ne s’en tenaient pas au commerce de caravane. La mer n’était pour eux qu’un grand chemin, et ils faisaient sans cesse de plus grandes entreprises et des expéditions plus lointaines. Ils s’étaient mis en rapport avec toutes les nations de la terre, portant à l’une ce qu’ils tiraient de l’autre. Ces négocians avaient de florissantes industries, et leurs sociétés en commandite, leurs associations marchandes établissaient partout des