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quelque jour par une notation plus simple encore des élémens de la parole ? M. Berger n’est pas éloigné de le croire. Jusqu’ici, loin de simplifier, nous avons tout compliqué, et les Phéniciens ne seraient pas contens de nous. Ils nous reprocheraient de nous être écartés du principe de l’écriture alphabétique, qui veut que chaque lettre réponde exactement à un son. « Nos écritures modernes ne sont plus phonétiques que dans une très faible mesure ; elles sont devenues des écritures savantes, qui ne sont pas sans quelque analogie avec les hiéroglyphes des Égyptiens. Ce défaut, commun à presque toutes nos langues, est particulièrement sensible en français ; il faut six lettres pour écrire le mot aiment, où la prononciation ne fait entendre que deux sons. » D’intrépides réformateurs de notre orthographe prétendent corriger, retrancher tous ces abus. M. Berger, qui est un esprit fort tempéré, ne leur donne ni tout à fait raison ni tout à fait tort. Il estime que notre orthographe savante rend admirablement toutes les nuances de notre grammaire, qu’elle est favorable à la clarté, qui est le génie de notre langue. Mais il est trop de son siècle pour ne pas faire quelques concessions aux utilitaires, et il pense qu’à côté de notre écriture savante il s’en créera une autre, toute commerciale, destinée à faciliter les achats et les ventes, « quelque application du phonographe, une sorte de photographie de la parole, qui nous viendra peut-être d’Amérique. »

Il y aura toujours dans ce monde des Phéniciens et des Égyptiens, et il faut désespérer que Tyr et Mizraïm s’entendent jamais. « L’alphabet, dit M. Berger, était dans le principe une écriture née des besoins du commerce, une sorte de tachygraphie, qui dut paraître bien grossière aux Égyptiens, habitués aux formes élégantes et aux finesses orthographiques de leurs hiéroglyphes. Ils l’appelaient l’écriture des vils Hétas, et pendant mille ans encore, ils continuèrent à tracer leurs inscriptions et à recopier leurs livres sacrés et leurs œuvres littéraires avec leur écriture nationale. » Les nouveaux Phéniciens qui ont voulu réformer notre orthographe, et qui ne sont point de vils Hétas, ont compromis leur cause par leurs imprudences. Ils ont eu si peu de ménagemens pour nos habitudes, nos traditions et nos faiblesses, si peu de respect pour ce je ne sais quoi qui fait que les mots ont un visage, une physionomie et un charme, ils ont si peu compté avec les superstitions des poètes et les pudeurs des grammairiens, avec le plaisir des yeux et le goût, que presque toute l’Egypte s’est révoltée.


G. VALBERT.