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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 109.djvu/78

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REVUE DES DEUX MONDES.


légendes qui avaient cours sur la période héroïque de l’histoire de leur domination et permis de réhabiliter les premiers vice-rois, même Warren Hastings. Quant aux intentions et à la conduite du gouvernement de l’Inde pendant le demi-siècle qui vient de s’écouler, on tient en général, malgré des critiques de détail, qu’elles font honneur à la civilisation. « Le gouvernement de l’Inde, a écrit J.-S. Mill, qu’on ne saurait, quand on connaît son caractère, soupçonner de partialité [1], le gouvernement de l’Inde est un de ceux dont les intentions ont été les plus pures. » Et il ajoute : « et dont la conduite a été la plus bienfaisante. »

L’attitude des peuples indigènes est, à cet égard, significative. Je dis : « des peuples, » parce que, contrairement à ce qu’on croit communément en Europe, il n’y a pas, il n’y aura peut-être jamais de peuple indien. Il y a des peuples, infiniment différens de race et de religion, qui se détestent, et dans chaque peuple, des castes étagées, qui se persécutent. Avant la venue des Anglais, c’était de peuple à peuple, de religion à religion, une guerre perpétuelle, de caste à caste et d’individu à individu une perpétuelle oppression : Les indigènes le savent, et de ce qu’ils peuvent devoir à l’Angleterre, ce qu’ils mettent au-dessus de tout, c’est la paix britannique et la justice britannique. « J’ai pu, dit le comte de Hübner, dans son Voyage à travers l’empire britannique[2], comparer les populations directement soumises au sceptre de l’impératrice avec les sujets des princes feudataires. Vous passez, par exemple, la frontière de Hyderabad. Le ciel, le sol, la race, sont les mêmes ; mais la différence entre les deux États est frappante et toute à l’avantage de la présidence de Madras ou de Bombay que vous venez de quitter... S’il fallait une preuve pour constater combien le prestige moral de l’Anglais est profondément enraciné dans la population, je citerais ce fait que, dans toute la péninsule, l’indigène en matière civile et plus encore en matière criminelle cherche à être jugé par un magistrat anglais. » Et il rapporte encore ce mot caractéristique d’un Hindou, homme très considérable dans son pays, qui notoirement n’aime pas les Anglais : « Savez-vous, disait-il à un ami, ce qui arriverait si les Anglais abandonnaient l’Inde ? Supposez que nous descendions dans nos parcs et que nous ouvrions les cages de nos bêtes féroces. En peu de minutes, elles nous auront dévorés, elles se seront dévorées entre elles, et il ne restera debout

  1. J. S.-Mill était sur ce point, — et cela a dû lui coûter de le dire, — en opposition formelle avec son père, auteur de l’Histoire de l’Inde, que la récente critique historique a convaincu d’erreur et de mauvaise foi dans ses diatribes contre la politique de la Compagnie.
  2. 2 vol. in-8o, 1886 ; traduction française. Hachette, II, 1887, p. 199-201.