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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 109.djvu/939

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cercles concentriques avant de se reposer à la place d’où on les fit lever ; ils savent que ces oiseaux finissent par s’abattre dans la même forêt, rarement à la même place. Plusieurs reconnaissent qu’ils ont quelques soins à prendre, pour approprier cette place aux nouvelles formes du vieux besoin, pour regagner le temps perdu en lamentations sur l’inévitable.

Cette lenteur des révolutions historiques, cette nécessité de retrouver le neuf dans le vieux, ce n’est point l’affaire de nos jeunes impatiens, avides de surprises séduisantes. Raison de plus, pour les bons laboureurs qui sèmeront peut-être, mais ne moissonneront pas, pour ces bons ouvriers auxquels je m’unis de tout cœur, raison de plus d’être en garde contre quelques embûches que le Malin tendra sous leurs pas. Le Malin, c’est le journaliste enclin aux baptêmes hâtifs, qui les dénommera « néo-chrétiens, » « néomystiques, » et autres vocables prétentieux dont le premier tort est de ne rien signifier. Mieux vaudrait rester humblement de bonnes cigognes. Le Malin, c’est le jeune enthousiaste qui offrira à l’Elisée attendu un pan du manteau d’Élie : le vêtement est tentant ; mais il siérait mal sur nos redingotes. Et souvenons-nous, à propos de redingotes, que notre pays n’aime guère les sermonnaires sous cet habit ; il flaire aussitôt un puritanisme qui ne fera jamais fortune chez nous. Souvenons-nous que Buffon tempère d’une seule réserve l’éloge qu’il fait des cigognes : « Elles ont l’air triste et la contenance morne. » Il est possible que ce pays de France, où l’on verra encore tant de choses singulières, traverse quelque jour une crise d’ascétisme ; on peut parier à coup sûr qu’il ne connaîtra jamais une crise de puritanisme. Un ami, très convaincu de l’urgence du réveil idéaliste et très séduit par ses excitateurs, me demandait naguère avec une touchante inquiétude : est-ce qu’ils vont nous défendre de regarder une jolie fille ? — C’était un faible, sans doute ; mais ils sont beaucoup. Et cela voulait dire, au fond, qu’une inhibition aussi cruelle, il ne l’accepterait, sauf à s’y conformer dans la mesure de ses forces, que de ces hommes qui ont droit de commander aux cœurs], parce qu’ils ont meurtri le leur ; de ces hommes que leur robe met à part, et non-seulement leur robe, mais surtout, vous le savez bien, le mystère insondable qui signe leur front, le mystère du triple vœu : obéissance, chasteté, pauvreté. Ces vœux, les avons-nous faits, mes amis ? Comptons-nous les faire ? Ce serait un peu tard pour quelques-uns d’entre nous. Alors, laissons les grandes paroles à ceux qui donnent les grands exemples. Contentons-nous d’être à peu près d’honnêtes gens, ce qui n’est déjà pas commode, même avec les sept péchés par jour concédés au sage ; contentons-nous de philosopher avec nos pairs,