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Ici, comme partout, Léon XIII a trop bien conscience de la variété des lieux et des circonstances pour prétendre imposer à tous un type unique. Le pape se montre exempt de cette passion d’uniformité si fréquente chez les gouvernans. C’est qu’il veut des institutions animées d’une vie propre, et il sait que la première condition de la vie est la variété : « Nous ne croyons pas, dit avec modestie le souverain pontife, qu’on puisse, en pareille matière, donner des règles certaines et précises ; tout dépend du génie de chaque peuple, des usages et de l’expérience, du genre de travail, de l’étendue du commerce et d’autres circonstances de choses et de temps, qu’il faut peser avec maturité. »

On sent que les préférences du saint-père, comme de la plupart des catholiques, sont pour les sociétés de patronage et pour les syndicats mixtes. Par malheur, ce sont justement les deux formes d’association les plus difficiles à faire accepter des ouvriers, ou les plus malaisées à constituer et à faire fonctionner. Les sociétés de patronage qui, en tant de contrées, lui ont rendu d’incontestables services, sont généralement mal vues de l’ouvrier, par cela seul qu’elles le placent dans une situation d’infériorité vis-à-vis des patrons, ou vis-à-vis des bourgeois. Son orgueil, ou ce qu’il appelle le sentiment de sa dignité, y répugne. Pour l’y ramener, il faudrait lui inculquer ce qui presque partout lui fait défaut, l’humilité chrétienne. Les bienfaits qui paraissent faire de lui l’obligé des hommes d’une autre classe, il ne les supporte qu’avec impatience. A l’instar des travailleurs anglo-saxons, jaloux de tout ce qui a l’air d’une tutelle du maître, les ouvriers du continent se montrent de plus en plus défians de tout patronage. Bientôt, il n’y aura plus à s’y résigner que les enfans, les apprentis, les jeunes filles ; les adultes repoussent tout ce qui ressemble à une sujétion et à une dépendance de classe. Leur prétention est d’être mis sur le même pied que les patrons ; ils ne veulent rien avoir de commun avec eux, en dehors de l’usine, à moins d’être traités, par eux, en égaux.

Les syndicats mixtes ne prêtent pas à la même objection. Rien ici qui froisse la susceptibilité ombrageuse des travailleurs, puisque le syndicat mixte a précisément pour objet de réunir dans la même association, sur un pied d’égalité, les représentans des ouvriers et les représentans des patrons. À ce point de vue, c’est là, manifestement, l’idéal des associations professionnelles ; cherche-t-on dans les syndicats un instrument de pacification, ce ne peut guère être que dans le syndicat mixte. Autrement, comme l’ont prévu jadis M. de Mun et l’Association catholique, constituer, en face les uns des autres, des syndicats d’ouvriers et des syndicats de patrons, c’est ranger le monde du travail en deux armées hostiles, et