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organiser la guerre et non la paix. Incontestable vérité que les faits ne confirment que trop déjà ! Mais pour faire cesser l’antagonisme du capital et du travail, il ne suffit point, hélas ! de rapprocher, matériellement, ouvriers et patrons dans un syndicat commun. Pour être associés en nom, sous la même raison sociale, les deux élémens rivaux n’en demeureront pas moins défians. Ce n’est point les accorder que de les faire délibérer côte à côte dans la même corporation. Rassembler les hommes n’a jamais suffi pour les concilier, et mettre les intérêts en présence, c’est le plus souvent les mettre aux prises.

Les fondateurs des « cercles catholiques » ont senti la difficulté et ils se sont efforcés d’y parer. M. le comte d’Haussonville a exposé naguère, ici même, la méthode recommandée par l’Œuvre des cercles ; il nous a décrit ces syndicats mixtes pourvus d’un « patrimoine corporatif » et ayant au-dessus d’eux, pour trancher les différends qui ne manqueraient point de surgir entre leurs membres, des « comités d’honneur, » formés d’hommes des hautes classes, étrangers à la profession, qui serviraient de tiers arbitres[1]. Avec M. d’Haussonville, je doute que pareil système soit accepté des ouvriers ou résiste à l’épreuve des faits. Peut-être quelques lignes de l’encyclique de Léon XIII font-elles allusion à ces ingénieux projets ; mais le pape y a-t-il réellement songé, il s’est bien gardé d’insister. Il glisse sur le sujet, laissant, comme d’habitude, au temps et à l’expérience le soin d’indiquer les moyens pratiques. Il a senti, d’instinct, tout ce qu’avait d’humainement malaisé le rêve de concilier, par un lien corporatif, les prétentions de l’ouvrier et les intérêts du patron. C’est là en effet, pour les deux égoïsmes en présence, une difficulté presque insurmontable, parce qu’elle est inhérente à la nature humaine. Pour en triompher, il ne faudrait rien moins que le secours de Dieu, et, comme disent les chrétiens, le secours de la grâce qui sait vaincre la nature.

Ici, comme presque partout, la question sociale se heurte à une question morale. Ne nous étonnons donc point, si, en traitant des syndicats professionnels, le pape revient sur une chose dont les réformateurs séculiers se troublent peu d’ordinaire, sur l’esprit qui doit régner dans les nouvelles associations. Pour quiconque a des yeux, c’est bien là le point capital. L’essentiel, sous le rapport social, c’est bien moins les règlemens ou les statuts donnés aux corporations ouvrières que l’esprit de leurs membres. Les statuts, ce n’est là, en quelque façon, que le cadre, la forme extérieure, le corps de l’association professionnelle ; et ce qui importe

  1. M. le comte d’Haussonville, Misère et Remèdes, p. 352-358 (Caïmann Lévy, 1886), et la Revue du 5 mars 1885. Cf. Nitti, Il Socialismo cattolico, 1891.