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interrompue et qui, malgré l’absence de nos armées, exigeait le concours de toutes les forces espagnoles. Comme cependant il fallait rester fidèle au plan adopté, faire durer la guerre civile, on trouva ce biais d’envoyer en France les troupes du duc de Lorraine ; les provinces belges seraient ainsi pour un temps délivrées de ces pillards, et la présence au cœur du royaume de soldats parlant notre langue semblait devoir causer moins de froissement à l’orgueil français que la vue des écharpes rouges. Souverain sans états, Charles IV était à la solde, à la disposition du roi catholique, tout en conservant une certaine indépendance : l’idée lui sourit ; il allait exercer son armée, la nourrir grassement en terre de France, y lever de lourdes contributions, et peut-être regagner quelque lambeau de ses états, arraché au Roi qui occupait en grande partie le duché, ou à M. le Prince qui détenait le comté de Clermont.

Le 30 mai, M. de Lorraine, laissant ses troupes sur la Marne, à Lagny, arriva au Bourget, où l’attendait une brillante cavalcade. Placé entre le duc d’Orléans et le prince de Condé, il fit à Paris une entrée royale, descendit au Luxembourg, chez sa sœur Marguerite, duchesse d’Orléans, et se mit aussitôt à jouer le rôle qu’il s’était tracé. Pendant huit jours, il amusa Paris par ses impertinences et ses grimaces, gambades et génuflexions devant les dames, chantant, jouant du luth, allant jusqu’à courir les rues déguisé en religieuse. Le tout est calculé, comme ces plaisanteries amères débitées d’un air innocent, comme ces propos qui semblent lui échapper, lorsqu’après avoir jeté un jour douteux sur ses véritables intentions, il oppose aussitôt des déclarations contraires. Il veut rester impénétrable, ne cherche qu’à dérouter, déconcerter spectateurs et auditeurs. L’incohérence étudiée du discours, le masque de folie et de frivolité couvre des rancunes profondes et un plan très arrêté.

Condé courbe son orgueil, glisse sur les préséances, accepte, sans mot dire, les menaces voilées, les allusions continuelles à la prétendue spoliation que Charles IV n’oubliait pas[1]. Il fallait accepter ces fantaisies de mauvais aloi, ces allures tortueuses, ménager ce comédien couronné qui tenait dans sa main le sort du parti.

Le 7 juin, le duc donne aux Princes et aux dames le spectacle d’une revue dans la plaine de Choisy-sous-Thiais (Choisy-le-Roi).

  1. Le Clermontois ou comté de Clermont en Argonne, saisi par le roi de France, et revendiqué par le duc de Lorraine, avait été cédé par la Couronne, sous certaines réserves, au prince de Condé en 1646.