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UN SÉJOUR À ATHÈNES.

quarts de l’aristocratie locale, fréquentent assez peu les magasins parisiens de la rue d’Hermès et restent fidèles à l’agora. Ils y passent toute leur matinée à acheter un peu et à causer beaucoup. L’agora est un enchevêtrement de ruelles tortueuses et étroites, bordées de boutiques où les objets les plus divers se mêlent et se bousculent sous de larges auvens. Ce marché ressemble, par sa disposition extérieure, au bazar turc, qui d’ailleurs n’est pas une invention des Osmanlis, et qui est commun à tout l’Orient, depuis Bagdad jusqu’aux bouches de Cattaro, et depuis Homère jusqu’au sultan Abdul-Hamid. L’Oriental, excepté lorsqu’il veut, à tout prix, copier les coutumes « européennes, » n’aime pas à débiter sa marchandise dans sa maison. Le magasin, tel que nous le comprenons, communiquant de plain-pied avec le domicile, et laissant entrevoir, dans la pénombre de l’arrière-boutique, l’alcôve conjugale, la batterie de cuisine, la table de famille et le piano de mademoiselle, est un spectacle que l’on chercherait vainement à Athènes, à Smyrne ou à Constantinople. La boutique où l’on fait le négoce et le change est presque toujours distincte de la maison où l’on vit loin des regards indiscrets. L’Oriental, qu’il soit Grec ou Turc, cache volontiers sa vie privée. Les marchands de l’agora, qui se conforment encore aux vieilles mœurs, quittent, le matin, leurs petites maisons des faubourgs et n’y retournent que le soir, après avoir fermé leurs volets. Ils sont assis, toute la journée, derrière leurs poissons, leurs légumes, leurs fruits ou leurs cuirs, s’interpellant gaîment les uns les autres, discutant avec les acheteurs, clignant de l’œil d’un air malin.

L’agora d’Athènes n’est pas pittoresque. Là, comme partout en Grèce, la turquerie a été impitoyablement chassée par le patriotisme jaloux des Hellènes. Point de ces vieux marchands de tapis, dont le nez s’allonge, sous le haut turban, et qui rêvent, graves et silencieux comme le calife Omar, dans l’ombre humide du bazar de Smyrne. Point de ces vestes brodées d’or, dont les manches flottent au vent avec des gestes étranges. Point de ces parfums capiteux et inquiétans qui versent leur ivresse compliquée aux visiteurs du missir-tcharchi de Constantinople, et évoquent soudain, dans une lointaine vision, des bouts de déserts et des profils de palmiers, des coins de forêts vierges, regorgeantes de sève et de vie, des fleurs superbes, des grappes de fruits rouges, becquetés par des oiseaux aux ailes diaprées, ou bien des scènes de harem, dans quelque ville inconnue de la Perse ou du Béloutchistan, où des femmes aux robes lâches traînent leurs babouches indolentes sur les dessins des tapis lourds. Les Grecs n’aiment point à se griser, sans raison, d’encens, de myrrhe et de cinname. Ils ont peu de