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que leurs espérances se ranimaient, et l’inquiétude gagnait les autorités, en permanence à l’Hôtel de Ville. Gaston, se disant malade, restait au lit, invisible, dissimulant son impatience de savoir Condé anéanti. Seule, une femme eut le courage de parler et d’agir, inspirée par sa fierté et la hauteur de son cœur : Mademoiselle pénètre chez son père, arrache à la mollesse de Gaston une vague autorisation, qu’aussitôt elle porte à l’Hôtel de Ville et que sa parole impérieuse transforme en ordre général de lui obéir. Comme elle sortait, elle est arrêtée par un lugubre encombrement.

Après l’engagement téméraire et malheureux de la rue de Charenton, Beaufort emmena son beau-frère Nemours gravement atteint, et parvint à se faire ouvrir le guichet de la porte Saint-Antoine. La cohue des blessés se précipita derrière lui. Alors commença cet horrible défilé auquel Mademoiselle assista dans la rue de la Tisseranderie[1], et qu’elle a peint en termes saisissans : une foule d’hommes sanglans, se traînant à pied, cramponnés sur leurs chevaux, portés sur des chaises, des planches, des échelles ; le gros Valon, blessé aux reins ; le beau La Roche-Giffard expirant ; un cavalier, sans chapeau, soutenu par deux hommes, plus pâle que son pourpoint blanc, — Mademoiselle le reconnaît : « En mourras-tu, Guitaut ? Il fit signe de la tête que non. Il avait un grand coup de mousquet dans le corps ; » — La Rochefoucauld, conduit par son fils, et Gourville, aveugle, souillant sans cesse pour ne pas être étouffé par le sang qui inondait son visage. Tous ces estropiés se dispersaient, cherchant un abri, un secours ; on les menait aux hôpitaux, on les recueillait dans les maisons. L’émotion fut générale, le revirement de l’opinion complet. Les agens coalisés du cardinal de Retz et de l’abbé Foucquet avaient persuadé aux Parisiens que Condé s’était accommodé avec le ministre, que le combat était une comédie arrangée d’avance, qu’enfin les troupes de M. le Prince, simulant une déroute, se jetteraient dans Paris pour attirer sur leurs traces les troupes mazarines, qui mettraient la ville à feu et à sang. « L’affreux et pitoyable » tableau qui se déroulait dans les rues dessilla les yeux les plus prévenus. Aussi, quand Mademoiselle put reprendre sa course et remonter le courant qui l’avait arrêtée, fut-elle saluée d’acclamations unanimes ; chacun la bénissait, l’encourageait à se hâter, à faire ouvrir ces portes qu’une heure plus tôt on tenait si obstinément fermées, à sauver les restes de cette bande vaillante qui depuis six heures se battait, un contre trois, pour sauver Paris.

Elle descendit tout près de la Bastille, dans la maison de M. de

  1. Prolongement de la rue Saint-Antoine, près de l’Hôtel de Ville.