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romans. La joie de vivre, ou pour mieux dire, la joie de boire, déborde dans ces Kneipe où étudians, fonctionnaires, artistes, négocians, entre-choquant leurs chopes, font largement honneur, en bons Bavarois, à l’incomparable produit de la brasserie royale. Le Munich du réalisme n’en reste pas moins la « ville sainte » de la bière.

Comme les peintres impressionnistes qui procèdent par taches, M. Conrad ne cherche l’effet d’ensemble que par des touches successives et par des tableaux sans lien entre eux. L’unité de l’œuvre, s’il est permis de parler d’unité, tient seulement à ce que les mêmes personnages reparaissent à intervalles d’ailleurs irréguliers. De temps en temps, le récit est coupé par des lettres interminables. Parfois, surviennent des scènes horriblement choquantes : l’auteur veut être naturaliste en conscience, et se croit tenu d’insister sur tous les détails. Si l’on en prend son parti, si l’on a le courage d’affronter, après les deux volumes du premier roman, les trois volumes des Vierges sages qui leur font suite, on est récompensé de sa peine par quelques morceaux bien venus. Il ne serait pas impossible d’extraire de là un certain nombre de « scènes de la vie munichoise, » qui plairaient par leur précision, par leur vivacité et leur coloris : une promenade nocturne d’étudians par les rues désertes de Munich, — la réunion pantagruélique des amateurs au jeu de quilles, — l’assemblée et la délibération des francs-maçons, — une Kaflee-Gesellschaft de dames de Munich : c’est un five o’clock tea qui se tient à quatre heures, où l’on prend du café au lait, et où les hommes, n’étant pas admis, fournissent une ample matière à la conversation. Mais ces jolies esquisses, trop clairsemées, ne suffisent pas à faire un bon roman, et dans le reste, l’auteur s’applique si bien à imiter le modèle étranger que toute saveur originale disparaît.

Comme Berlin, comme Munich, Vienne commence à avoir ses romanciers naturalistes. M. Ernest Ziegler, par exemple, qui s’est fait connaître par des traductions de M. Zola, et qui a reçu du maître français des encouragemens flatteurs, a publié récemment des Histoires de mariage viennoises. La peinture y est moins poussée au noir que chez MM. Conrad et Bleibtreu : le réalisme moins âpre, le procédé moins inexorable. Mais ce sont encore des histoires « cruelles, » et l’originalité n’y est pas beaucoup plus marquée. N’insistons pas davantage sur ces premiers essais du naturalisme allemand, qui, de son propre aveu, est encore tout d’emprunt. On ne peut que rendre justice à l’ardeur, à la conscience et parfois au talent de ces jeunes réalistes, et leur souhaiter qu’après avoir été de bons élèves, ils deviennent des maîtres à leur tour.