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comprendre pourquoi les écrivains allemands se sont montrés, en général, plus originaux et plus heureux dans la nouvelle que dans le roman. D’abord le travail de la composition leur a toujours coûté, et beaucoup. Ils s’en dispensent le plus qu’ils peuvent, non par négligence, mais faute d’en sentir la nécessité. Aussi les œuvres restées à l’état fragmentaire ne se comptent-elles plus dans la littérature allemande. Le « fragment » y est vraiment un genre, et l’on sait que Frédéric Schlegel en a donné la théorie, subtile et paradoxale. Or, sans être un fragment, la nouvelle n’exige pas le même effort de composition que le roman. L’art peut y être aussi parfait ; mais, la matière étant plus simple, il y faut moins de travail pour disposer et agencer les différentes parties en les subordonnant à l’unité du tout. Le talent de conter peut suffire, à la rigueur, sans l’art de construire.

D’autre part, le morcellement politique, qui est demeuré la caractéristique de l’Allemagne durant plusieurs siècles, favorisait l’apparition et le développement de la nouvelle. Le roman peut aussi, sans aucun doute, servir à la peinture minutieuse des mœurs et de l’esprit d’un coin de pays ; mais la nouvelle est plus naturellement provinciale ou locale. C’est une sorte d’aquarelle, de prétentions plus modestes et de caractère plus intime. Chaque région distincte de l’Allemagne, attachée à ses traditions, à ses usages, à son dialecte, à ses préjugés même contre ses voisins, devait avoir non seulement ses poètes, mais ses « novellistes ; » la Forêt-Noire avec Auerbach, la Thuringe avec Otto Ludwig, le Mecklembourg avec Fritz Reuter, la Suisse allemande avec Gottfried Keller. Plusieurs ont excellé à rendre la physionomie de leur contrée et l’harmonie indéfinissable qui s’établit à la longue entre l’aspect du sol et l’âme de ses habitans.

Les nouvelles de ce genre ne nous manquent pas non plus en France. Nous en avons à foison, de normandes et de languedociennes, d’alsaciennes et de berrichonnes, de franc-comtoises et de savoyardes : il n’est plus un coin de France qui n’ait son romancier attitré. Mais chez nous le goût du détail précis et intime, du paysage vu et pour ainsi dire vécu, de la saveur provinciale dans le dialogue, ne date pas de bien loin. Il est lié au réveil du sentiment de la nature et du sens historique qui se fit sentir, voilà maintenant un siècle, sous l’influence de Rousseau. On aperçoit là une des avenues qui, à travers le romantisme, ont conduit le roman français au réalisme. En Allemagne, les choses se sont passées tout autrement. La nouvelle provinciale n’est pas née d’une sorte de décentralisation du roman. Elle y existait, au contraire, avant lui, et tandis que le roman devait demander presque périodiquement de nouveaux modèles à l’étranger, avouant ainsi son caractère