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artificiel, la nouvelle provinciale se produisait spontanément et poussait dans le sol des différentes régions de l’Allemagne de vigoureuses racines. De même qu’en France l’apparition et l’évolution du roman sont liées à l’unité nationale dès longtemps accomplie, et à la centralisation de l’ancien régime, de même, en Allemagne, la prédominance de la nouvelle provinciale se rattache à l’état divisé du pays ; elle en exprime à sa façon le particularisme vivace, elle s’explique enfin par l’absence d’une capitale où se concentrât la vie de la nation.

Tout cela, il est vrai, est bien changé depuis 1870. L’Allemagne, une désormais, a une capitale dont elle est fière, qui grandit à vue d’œil et qui agit sur le reste du pays comme un centre énergique d’attraction. Naturellement, beaucoup d’écrivains l’ont choisie pour théâtre de leurs récits : la capitale de fraîche date est étudiée et décrite dans sa structure, dans ses bas-fonds, dans son grand monde et dans sa bourgeoisie par une foule d’observateurs patiens et attentifs. La nouvelle berlinoise constitue une variété spéciale, déjà fort nombreuse. Mais Berlin n’est pourtant pas pour l’écrivain allemand l’équivalent de Paris ou de Londres. On sent à son langage que l’acquisition est récente, que cette Weltstadt poussée en vingt ans lui inspire à la fois de l’orgueil et un respect admiratif. Il y manque cette familiarité naturelle, ces liens subtils et innombrables avec le passé qui font qu’un Français, quel qu’il soit, se sent si vite à l’aise sur le pavé de Paris. Depuis des siècles, Paris est l’organe central d’où partent et où aboutissent les fibres les plus sensibles de la nation. Pour que Berlin devienne ainsi la capitale dans le sens plein du mot, il ne suffit pas que l’Allemagne se soit politiquement unifiée au lendemain d’une grande guerre. Il faut encore, — et cela demande plus de temps, — une transformation progressive du tempérament national. Beaucoup d’Allemands avaient l’habitude séculaire de ne point regarder au-delà des limites de leur petite patrie, si ce n’est, comme disait Mme de Staël, pour s’occuper de l’univers. L’imagination aidant, la a résidence » de leur prince, petite ville ou gros village, leur tenait lieu, très sérieusement, de capitale : — « Quand un Allemand, écrit Stendhal, voit son maître héréditaire revenir de la chasse avec ses trois piqueurs en livrée, il lui semble voir Arminius revenant d’écraser les légions romaines. » — A la fin du siècle dernier, les gens de lettres étaient à peu près unanimes à trouver bon que l’Allemagne n’eût point de capitale. Ils s’en félicitaient surtout dans l’intérêt de la littérature. Mieux valait, selon eux, une multiplicité de centres de différente grandeur, indépendans les uns des autres, qu’une ville unique, énorme, qui aspire toutes les forces vives de la nation. Beaucoup iraient s’y perdre, qui, dans un air plus calme, hors de la