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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 110.djvu/375

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de lire en allemand un article ordinaire de critique. L’auteur y parle la langue courante et veut être compris de tout le monde : involontairement, par une phrase, par un mot, il évoquera une certaine théorie de l’univers (Weltanschauung), ou il rappellera une conception de Kant ou de Hegel. L’allusion est plus ou moins bien saisie par le lecteur allemand, accoutumé à ce langage : pour tout autre il y faudrait un commentaire. En un mot, une prose proprement littéraire, une prose homogène fait défaut. Un grand romancier allemand devrait, comme Goethe, créer non-seulement son style, mais presque sa langue.

D’autre part, on s’accorde à reconnaître dans la poésie lyrique et dans la métaphysique les plus purs produits du génie allemand. C’est là qu’il a été le plus lui-même, le plus indépendant de toute influence étrangère. Or, la poésie lyrique allemande trahit une disposition constante à éviter le dessin net et précis qui fixe soit un état d’âme, soit un paysage. Elle recherche plutôt un effet d’ensemble : son grand attrait est l’émotion qui ne s’analyse point. Un lecteur étranger serait tenté parfois d’y regretter le manque de contours arrêtés. Mais pour l’imagination allemande, bercée par la musique du vers, ce vague est plein de sensations et d’idées à l’état naissant. C’est le murmure confus et inexprimable de l’infini. En un mot, cette poésie, loin de peupler la nature de forces semblables à l’âme humaine, tend au contraire à fondre insensiblement cette âme parmi les forces naturelles. De même, rien ne répugne autant à la philosophie allemande que de se représenter Dieu ou la nature à l’image de l’homme. Cette explication lui paraît une hypothèse enfantine, une solution trop naïvement simple, qui serait la négation même de la philosophie. Comme d’autres ont la superstition de la clarté, la pensée allemande a le respect de l’obscur, du mystérieux, de la profondeur insondable du réel. « Il faut comprendre l’inintelligible comme tel, » a dit sérieusement Hegel. C’est peut-être dénaturer les choses que de vouloir les rendre pleinement intelligibles, et les forcer à entrer dans les cadres rigides de notre entendement.

Si telle est bien sa pente naturelle, l’esprit allemand n’allait pas de lui-même à la psychologie ni surtout à l’observation morale. Celle-ci procède en effet d’une autre sorte de réflexion, qui se plaît à remarquer les variations presque imperceptibles des états d’âme, à noter les nuances des sentimens, à suivre la marche et les crises des passions, et qui sait, au besoin, tirer de là des préceptes de sagesse pratique : tel le joli traité de Nicole sur les Moyens de conserver la paix avec les hommes. Mais une pensée