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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 110.djvu/376

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qui s’élève spontanément à l’absolu et à l’universel ne s’arrête guère à l’individu. Celui-ci n’a évidemment pour elle qu’un intérêt provisoire. Au moins n’en fera-t-elle pas l’objet ordinaire de sa réflexion. Elle ne le séparera pas du tout dont il dépend et d’où il tient son être. Plutôt que d’analyser les ressorts des passions ou de poursuivre les ruses infinies de l’amour-propre, elle ira droit aux rapports de la raison et de la volonté humaines avec le principe premier de l’univers. En ce sens, l’inaptitude du génie allemand au drame et au roman serait comme la rançon de ses facultés métaphysiques. S’il n’a ni Shakespeare, ni Molière, ni Rousseau, c’est qu’il a Leibniz, Kant et Hegel.

On a donc le droit de supposer, chez les nations comme chez les individus, des dispositions naturelles qui les inclinent secrètement vers une forme d’art déterminée. Celui-là a l’étoffe d’un dessinateur et peut-être d’un peintre, dont l’œil s’arrête avec complaisance sur les formes et sur les contours des objets, les étudie, les compare, les retient et les esquisse déjà dans sa pensée. Mais celui dont l’imagination, en présence des mêmes objets, part en rêve et suit le courant de ses propres suggestions, sera malhabile à reproduire une réalité où son attention ne s’est pas fixée. Or il faut, pour le roman, la vision nette des individus et le talent de les rendre comme on les voit : ce que j’appellerais le dessin psychologique, ce qui met le roman (comme le théâtre) au nombre des arts plastiques. Ce genre, évidemment, n’attirera pas d’abord des esprits moins attentifs aux particularités des êtres qu’intéressés par le mystère des choses, et que le spectacle même de la vie entraîne à la méditation de l’absolu. C’est pourquoi le roman a bien pu s’acclimater en Allemagne, y être cultivé par des écrivains de grand mérite, y produire même des œuvres de haute valeur ; mais il n’y est pas indigène et il n’y a pas donné ses meilleurs fruits. Les romantiques du commencement de ce siècle, en Allemagne, ont fort bien parlé du roman ; ils lui ont emprunté leur nom, ils en ont prédit l’expansion, l’importance sociale et l’empire littéraire. Il ne leur a manqué que d’écrire un bon roman.

Ce roman, c’est en Angleterre que nous le trouverions, chez George Eliot. Par un privilège peut-être unique, elle a uni à l’ampleur de la pensée philosophique des Allemands le talent plastique qui leur fait trop souvent défaut. Elle possède, en effet, les qualités les plus précieuses du romancier : la faculté de créer des personnages vivans que le lecteur voit de ses yeux et qu’il ne peut plus oublier quand il les a vus, le don du dialogue, abondant, naturel, plein d’humour, et surtout l’observation psychologique la plus fine et la plus pénétrante : qu’on se rappelle seulement, parmi tant d’autres, les caractères de Dinah, de Gwendolen, de Dorothée, de