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toujours ! Comparez l’Allemagne de 1891 à celle de 1791 : la différence est prodigieuse, bien plus profonde que celle qui sépare la France actuelle de l’ancien régime. Comparez même l’Allemagne de 1891 à celle de 1861 : la distance parcourue en l’espace d’une génération est encore immense. Que de familles, dans l’Allemagne du Sud, par exemple, où les grands parens ont encore le souvenir de l’Allemagne d’autrefois, de l’Allemagne d’avant 1848, des espérances et de l’enthousiasme de cette année unique, et, tout en jouissant de l’œuvre accomplie, gardent au fond du cœur une prédilection secrète pour l’Allemagne qu’ils avaient rêvée ; — où leur fils, qui s’est battu en 1866 contre les Prussiens, et en 1870 avec eux contre la France, est d’autant plus attaché à l’unité allemande qu’il sait ce qu’elle a coûté à établir ; — où la jeunesse, enfin, qui n’a pas eu l’expérience de ces crises, tend confusément à un idéal nouveau, et inquiète parfois ses anciens comme une énigme déconcertante !

Mais la rapidité même de ces transformations donne à penser que l’époque est passée où l’Allemagne aurait pu, elle aussi, avoir un roman national. Nous ne dirons pas, avec un de ses historiens, que sa littérature fleurit tous les six cents ans, et qu’ainsi, après les XIIe et XVIIIe siècles, elle devra attendre le XXIVe pour porter de nouveaux fruits. Seulement, la pénétration mutuelle des peuples civilisés les uns par les autres, qui est un des caractères les plus évidens de notre temps, ne saurait être une condition favorable à leur originalité littéraire. Une littérature proprement nationale ne pourrait se produire aujourd’hui que dans un pays où le télégraphe et les chemins de fer n’auraient pas pénétré, où la presse n’existerait pas. Comme la science, comme la philosophie, comme les problèmes sociaux, la littérature tend de plus en plus à devenir internationale. Le théâtre l’est déjà, le roman, tout près de l’être. Le public allemand a donc grandement raison de s’approprier les romans anglais, français, norvégiens, qui le touchent : c’est aussi pour lui que leurs auteurs les ont écrits. « Il n’y a plus de nations, disait Heine, il n’y a plus que des partis. » Il se trompait, ou du moins son espérance impatiente devançait l’histoire ; mais qui sait si l’erreur d’aujourd’hui ne deviendra pas demain une vérité ? Peut-être alors faudra-t-il aussi dire : « Il n’y a plus de nationalités littéraires, il n’y a désormais, d’un hémisphère à l’autre, qu’un même public, qui, malgré les différences de race et de langue, se tourne tout entier vers ceux dont la parole sait l’attirer et le retenir. »


LEVY-BRUHL.