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ces frontières, de l’autre côté desquelles on voit, on entend les émigrés tramer ouvertement leurs complots contre la Révolution, avec des airs de jactance, de ridicules rodomontades, qui trahissent l’incurable présomption de ces têtes légères. Dans ces départemens-là, on ne vit plus. Une étrange fièvre d’inquiétude, d’universelle défiance, de colère s’est emparée des esprits, les trouble, les affole, les prédispose aux résolutions violentes. Tout devient matière à soupçon. Le moindre fait, démesurément grossi par ces imaginations surchauffées, prend aussitôt des proportions énormes et menaçantes. Le chevalier de Moriès, par exemple, voulant faire, en juin 1790, un voyage d’agrément par mer le long des côtes, s’avise-t-il de commander à un marchand de Toulon divers pavillons destinés à pavoiser son bateau ? Le comité de recherches ouvre immédiatement une enquête ; cette commande lui paraît suspecte ; ces pavillons ne vont-ils pas servir à faire, « aux ennemis de la liberté, » des signaux ? Et un volumineux dossier gonflé d’interrogatoires, de procès-verbaux, de dépositions, se forme sur cette ridicule affaire[1]. Deux journaliers viennent affirmer qu’ils ont vu, sur la montagne appelée le « Baux de quatre heures, » un pavillon blanc élevé et abaissé à deux reprises différentes[2]. Signal royaliste évidemment : nouvelle enquête, nouveau dossier, nouvelles transes dans la ville et recrudescence de fureur contre les traîtres.

Reste à savoir si ces craintes, assurément excessives, étaient toutes imaginaires ; si le péril qui, après leur avoir donné naissance, les entretient, les renouvelle et les ravive sans cesse, était chimérique ou réel. Qu’on en juge. — Le 8 juillet 1790, le consul de France à Nice adresse une circulaire aux Français réfugiés dans cette ville. Le marquis de La Planargia, gouverneur-général de la cité et du comté de Nice, l’a engagé, au nom de sa majesté sarde, « à insinuer à messieurs les Français qui se trouvent à Nice, qu’il est bon qu’ils quittent le séjour de ladite ville parce que, d’après les avis qu’on a reçus, ni eux ni le païs ne peuvent y trouver leur compte. » Le roi ne refuse pas de leur donner asile dans ses États, mais il entend que les émigrés choisissent pour résidence des villes éloignées de la frontière et « qu’ils ne se réunissent pas en grand nombre dans la même ville. » Les villes fortifiées leur sont interdites ; Casal, Verceil, Carmagnole, Novare, sont autorisées à les recevoir. Ils sont invités à se conformer à ces ordres « dans le moindre délai possible[3]. » Pourquoi ces mesures sévères ? Une

  1. Archives de Toulon. — Affaire Moriès du 27 juin 1790.
  2. Archives de Toulon. — Procès-verbal de la déposition de deux journaliers, du 7 décembre 1791.
  3. Archives de Toulon. — Lettre du consul de France à Nice, du 8 juillet 1790.