Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 110.djvu/427

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’une croyance, des raisons de croire davantage ? D’ailleurs, Leseurre lui-même qui, au mois de décembre 1791, ne parlait encore, comme on l’a vu, de ce complot qu’avec de prudentes réserves, se laisse gagner quelque temps après à l’universelle crédulité, à la manie de tout grossir, de tout dramatiser, d’apercevoir derrière les incidens les plus insignifians, des dessous ténébreux, d’effrayans abîmes de mystère. Ce ferme esprit se trouble comme les autres ; tout sens critique l’abandonne, il divague à son tour : « De fortes raisons me laissent croire que ce n’est point sans fondement que l’on assure qu’un affreux complot avait été formé pour égorger, dans plusieurs de nos villes des départemens méridionaux, les citoyens que la fureur des contre-révolutionnaires avait proscrits. Un plan général de massacre avait été concerté… Deux mots de guet avaient été donnés. Le premier, que j’ignore encore, mais dont j’espère être instruit, devait être prononcé par celui chargé de l’assassinat et, si la personne à qui il s’adressait ne répondait pas par le second mot, elle eût aussitôt été percée du fer meurtrier : or, ce second mot, qui devait sauver ou condamner la victime, était erro. On a entendu ces mêmes gens convenir que cette abominable conspiration avait été découverte avant le tems et avait rendu victimes les acteurs qui s’étaient chargés d’un rolle dans cette noire machination ; mais enfin ils se flattaient de renouer la trame et que le coup n’était que différé. C’était singulièrement contre Marseille que le premier acte de cette horrible tragédie était dirigé[1]. » Si ce Leseurre, que sa correspondance nous montre pourvu d’une singulière perspicacité, d’un sens politique à la fois très solide et très fin ; si un homme obligé par sa profession même à observer, à juger froidement, à peser ses paroles, en est là, où voulez-vous qu’en soient les autres ? Douteront-ils encore, alors que lui ne doute plus ? Hésiteront-ils à suivre le conseil que lui-même leur donne, à plusieurs reprises, de se défier des « ennemis intérieurs, » de surveiller « les traîtres du dedans, » plus redoutables que ceux du dehors ? Et si tout le monde ou à peu près finit par devenir suspect, si les prisons se remplissent, si l’horrible guillotine se dresse, qui donc, en somme, a déchaîné cette fureur de suspicion et de vengeance ? C’est, à n’en pas douter, ce que Leseurre appelle avec force : « la phrénésie des Français émigrés. »

  1. Archives départementales du Var, série L, 257 ; lettre du consul de France à Nice du 10 août 1792.