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les pays que l’imagination voit dans un mirage, le poème flottant dans l’esprit ; et je crains bien que la religion servie par l’écrivain, ce soit encore elle. A peine née, elle est déjà tout cela : « Par un autre jeu de mon imagination, cette Phryné qui m’enlaçait dans ses bras était aussi pour moi la gloire et surtout l’honneur. » A travers ses métamorphoses, elle personnifiera le même rêve, pâture du même désir. Le désir n’arrêtera par instans ses poursuites que devant l’injonction de l’autre fantôme qui a pouvoir sur Chateaubriand, l’orgueil, l’honneur. Et durant les minutes où il croira étreindre la sylphide, il n’éprouvera que lassitude et tristesse ; parce que le désir trop violent en a joui d’avance, en imagination ; parce qu’au moment de se donner, elle substitue à sa place une réalité grossière, et c’est la sylphide qu’il aime.

D’abord, et pendant longtemps, il la chercha dans la femme. Dès les années de Combourg, on sait la redoutable équivoque dont son cœur faillit être victime ; on ne saura jamais ce qu’il a mis de souvenir ou ajouté d’imagination à la fiction de René. « Je croissais auprès de ma sœur Lucile, notre amitié était toute notre vie. » Passons. Depuis lors, depuis Charlotte Yves jusqu’à Mme Récamier, il semble bien que la sylphide ait pris successivement la figure de toutes les nobles ombres qui passent dans les Mémoires. C’est à peu près toute la société féminine de l’empire et de la restauration ; un seul nom excepté, peut-être, celui de Mme de Chateaubriand. Quand l’âge vient condamner sans l’éteindre cette forme du désir, il se révolte avec une angoisse tragique : vieillir, ce fut le seul malheur qui l’accabla vraiment et qu’il supporta sans grâce. On connaît l’anecdote rapportée par Sainte-Beuve. — « Vous me paraissez bien triste aujourd’hui, lui disait un matin Mme de Pastoret, en le rencontrant seul dans une allée du parc de Champlâtreux. — Ah ! madame, vous l’avouerai-je ? répondit-il ; il m’arrive aujourd’hui un grand malheur. — Et quoi donc ? — C’est que j’ai aujourd’hui quarante ans. — Il voulut du moins se donner ces malheureux quarante ans un peu plus tard que nature. » Et comme, malgré tout, il demeura rebelle à cet avertissement de l’âge, ses admirateurs purent craindre qu’il les affligeât par une vieillesse sans dignité. Le péril en fut grand, on le devine en lisant les Enchantemens de Prudence. Son orgueil, frein perpétuel de son désir, le préserva ; son orgueil, et la bonne fortune qu’il eut de tomber, aux années de faiblesse, sous la froide domination d’une personne dévouée, mais aussi très calculée, jalouse de ménager une gloire qu’elle avait faite sienne, et qui barra la route aux folies. Comme Louis XIV, ce roi de l’esprit si peu maître de lui-même eut le bonheur de trouver sa Mme de Maintenon ; une Mme de Maintenon plus belle, plus poétique, aussi experte à bien encadrer un noble