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rattaché au passé par ses traditions et par ses goûts, à l’avenir par ses divinations, trop ouvert pour regarder la vérité sous un seul angle, il est à cheval sur deux époques, il n’a pas d’assiette et de prise sur l’instant présent. D’où sa force comme écrivain, sa faiblesse comme politique. Pour se faire accepter en politique, il faut écarter les grandes vérités qui gênent, ou du moins n’en voir qu’un aspect ; il faut s’asservir à un parti, à un système, être tout en arrière ou tout en avant ; il faut amputer son intelligence au profit de sa volonté. Les indépendans qui scandalisent les partis, surtout quand ils procèdent comme l’histoire, en reforgeant les armes du passé au service de l’avenir, sont rarement agréés par les rois ou par les peuples ; on ne les subit que dans les temps d’exception, au lendemain des grandes catastrophes, lorsqu’il faut tout refondre, comme un Bonaparte ; ou à la veille des grandes constructions, lorsque la réalisation d’un idéal national prime tout, comme un Bismarck.

Chateaubriand comprenait parfaitement, — il la dénonce sans cesse, — la paralysie qui résultait pour lui des clartés de son esprit, contraires à la fidélité de son cœur. Fidélité bougonne, comme celle des vieux serviteurs, et souvent plus insupportable à ses princes que d’aimables trahisons. Il contribua à les renverser, sans le faire exprès. Jusqu’à la fin, il porta au foyer du malheur, au Hradschin, à Butschirad, son attachement implacable de fossoyeur ; il en rapportait ces peintures grimaçantes dans leur vérité, qui restent ses meilleurs chefs-d’œuvre d’ironie mélancolique. Fidélité chevaleresque néanmoins, et qui servit bien sa gloire. Chateaubriand connut deux grandes tentations dans sa vie politique, en 1804, après le meurtre du duc d’Enghien, en 1830, après la révolution. Les deux fois il chancela, on le dit, je le crois, je l’aime mieux ainsi, c’est plus humain ; mais il sortit victorieux des deux épreuves. On a dit aussi qu’en 1830, il résista parce qu’il avait mal jugé du succès ; qu’il regretta trop tard sa précipitation… Des anecdotes courent, dans des mémoires encore inédits : « Si l’on faisait appel à un vieux pilote… » — A d’autres ! Le gouvernement de Juillet n’eût reculé devant aucun sacrifice pour se parer de ce trophée, si le trophée eût été prenable. Avec son prestige et sa popularité d’alors, il eût ombragé le nouveau trône de plus haut qu’un La Fayette. La félonie glissa sur ce cœur sans l’entamer. Il préféra s’acheminer solitairement vers sa tombe, avec des grognemens de mépris pour ce qui était, avec très peu d’illusions sur le retour de ce qui avait été, avec des visions toujours plus nettes de ce qu’allaient être avant peu d’années la France et le monde. Une fois de plus, son orgueil l’avait bien gardé contre son désir.