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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 110.djvu/469

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L’orgueil et le désir ! les deux formes les plus condamnables de la concupiscence, dirait un théologien ; les deux sentimens les plus antichrétiens ! Est-ce donc là le fond du restaurateur de la religion chrétienne ? Je le crois ; et en le disant, je ne pense pas diminuer Chateaubriand. Il fut le type supérieur et achevé de toutes nos misères ; grandeur relative, purement humaine et peu enviable, mais grandeur encore. Les vrais chrétiens des fortes époques, un Pascal, un Bossuet, eussent regardé avec compassion cette âme vacillante, mal éclairée, sa doctrine mondaine et sentimentale. Le dernier frère convers qui balaie le pavé d’un cloître, ayant fait abnégation de sa personnalité, est plus grand que lui ; il n’en eût pas disconvenu. C’est un roi et un apôtre à notre mesure. La volonté cachée qui adapte ses instrumens aux circonstances a tiré grand parti de celui-là. Il est incontestable que le Génie du christianisme a relevé une religion ; non pas la plus solide et la plus pure ; cette croix qu’une femme arbore au frontispice des vieilles éditions, ce n’est ni la croix de bois ni la croix de fer : une croix d’ambre, ou quelque chose d’approchant. Mais la religion du Génie du christianisme était la seule qui pût persuader cette société du XVIIIe siècle, ébranlée par l’orage révolutionnaire, fidèle néanmoins à ses habitudes d’esprit, le raisonnement littéraire et la sensibilité. Car il ne faut pas nous laisser tromper par la fausse perspective des millésimes ; Chateaubriand, et les hommes faits pour qui il écrit, sont des gens du XVIIIe siècle. Une révolution qui bouleverse le monde prépare des générations très différentes de celles du passé ; elle est impuissante à changer le tour d’esprit et de sentiment de la génération qu’elle a surprise. L’Essai sur les révolutions est à peine distant de Rousseau et de Mably, il repose sur l’idée fondamentale du XVIIIe siècle : « Heureux sauvages… » Et l’Essai se retrouve à chaque page dans le Génie du christianisme, avec un éclairage différent, l’idée religieuse en plus. Le Génie est un maître livre, mais par le sentiment, qui y est fort, non par les raisons, qui sont faibles. Pourtant, il serait injuste de n’y louer que le sentiment. Avec son coup d’œil politique et son intelligence du grand, Chateaubriand a vu dans l’édifice catholique l’abri naturel et sûr de notre société. Il l’a vu moins fortement que Joseph de Maistre, qui, l’ayant trop vu, a versé durement de ce côté ; il l’a vu comme Napoléon ; et tandis que Napoléon faisait son profit pratique de cette découverte, Chateaubriand en faisait son profit spéculatif. Il eut le tort d’ajouter à ces parties solides son échafaudage de merveilleux épique, si bien jugé d’un mot par M. Faguet : u Le merveilleux chrétien, c’est une âme chrétienne. » Tel quel, ce livre a fixé le sentiment religieux pour près d’un siècle. Il nous a donné une