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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 110.djvu/535

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ordre de la reine Elisabeth. » Évidemment M. le grand-maréchal de Morrien n’avait pas la réputation d’un homme d’esprit. Mme de Morrien avait tant d’esprit et de vit qu’on la nommait le Tourbillon ; elle était avec cela fort sérieuse, et l’on allait chez elle à faire une partie de raison, comme on va ailleurs faire une partie d’hombre. » Mme de Brandt plaisait au prince par la grâce de sa conversation ; elle aurait voulu lui plaire pour d’autres motifs, et il n’a pas tenu qu’à elle que M. de Brandt se repentît de la mener si souvent à Rheinsberg, où il était goûté pour son talent à organiser des représentations de théâtre. Les méchantes langues disaient encore que la petite Tettau, qui jouait la comédie à merveille avec un visage d’enfant ingénu, avait un bel avenir à la cour de Prusse ; Frédéric l’appelait sa Finette, mais les intrigues amoureuses n’allaient pas loin à Rheinsberg, le prince n’ayant pas un de ces tempéramens forts qui font les chairs faibles. Il apprit du moins à se plaire en la compagnie des femmes. Il plaisantait bien le goût frelaté de ces Allemandes, qu’il comparait au teint fardé des Françaises, mais il savait à Rheinsberg, ce qu’il oubliera bientôt, « que les femmes répandent un charme inexprimable dans le commerce de la vie. »

La princesse royale avait pour aumônier Antoine Deschamps, fils d’un Français réfugié en Mecklembourg. C’était un jeune homme fort instruit en religion et en philosophie. Il avait appelé sur lui l’attention de Frédéric par une traduction d’un traité de Wolf, où est développée la pensée de Platon que les hommes seront heureux quand ils seront gouvernés par des philosophes. Deschamps traduisit encore la Logique du même maître, qu’il envoya au prince avec une dédicace où il annonçait la venue prochaine d’un nouvel Auguste, d’un nouveau Trajan, qui rendrait un culte public à la vertu. Ce jeune pasteur savait se pousser dans le monde, et ne dédaignait pas, comme on disait, « les temporalités. » Frédéric n’aimait pas les flagorneurs, ni les ecclésiastiques, mais un ecclésiastique philosophe, et qui se proposait, comme Deschamps, d’appliquer la méthode de Wolf à la discussion des textes sacrés, trouvait grâce devant lui. Il le fit venir à Rheinsberg, et le donna à la princesse. Quant à lui, il n’assistait pas aux prêches du château. En sa qualité de colonel, il était lui-même un peu ministre de l’évangile. Le dimanche, il allait à Neu-Ruppin faire un sermon à son régiment, auquel il récitait des traductions de Bourdaloue, de Fléchier et de Massillon. Et voyez-vous ce prince libre penseur, fils d’un roi protestant dévot, chevauchant de bon matin par les bois, repassant les classiques de notre chaire française, puis, descendu de cheval, entrer dans quelque masure nue, et, devant ces corps