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Il demanda donc à La Chétardie de lui procurer un secrétaire français et lui désigna Gresset : « Ses ouvrages m’ont extrêmement plu, disait-il, et je pense qu’il est en état de faire de mieux en mieux. Quelle douceur ne serait-ce pas pour moi, dans la solitude où je suis, d’avoir la compagnie d’un homme d’esprit ! Il me formerait le goût et me préserverait souvent de l’ennui. Tâchez donc, je vous en supplie, que M. l’abbé Gresset veuille entrer à mon service. » Et il s’excusait de ne pouvoir promettre plus que quatre ou cinq cents thalers de traitement annuel. Sur les instances de La Chétardie, qui recherchait tous les moyens de « cultiver les goûts du prince pour la nation, » le garde des sceaux Chauvelin appela Gresset, qu’il trouva médiocrement disposé à quitter Paris, où il avait quelque commencement de fortune, pour aller si loin gagner un salaire si mince. Frédéric insista ; il promit, non plus quatre ou cinq cents écus, mais cinq cents, et l’argent du voyage, et le vivre et le couvert, plus un avenir magnifique, pour le temps où il serait à portée de disposer de toutes choses. Il donnerait alors à l’abbé une autorité sur tous les catholiques qui sont dans ses États en grand nombre, et même, pour qu’il exerçât sa juridiction avec plus d’éclat, il ne se refuserait pas à ce qu’il se fît revêtir par la cour de Rome de la dignité épiscopale. Gresset ébloui annonce qu’il va se mettre en route. Frédéric lui envoie une lettre de change et lui recommande de bien dissimuler en route sa qualité, pour ne point fâcher le roi de Prusse, qui n’aimait pas « la religion des autres. » Malheureusement le roi fut averti par les nouvelles à la main de Paris, lues à la tabagie, du prochain départ de l’abbé, et il fit un beau tapage. Il fallut inviter Gresset à retarder son départ. Frédéric était au désespoir. Les nouvelles littéraires de Paris étaient si intéressantes à ce moment-là ! Il apprenait qu’une terrible guerre venait d’éclater entre les partisans de Voltaire et ceux de J.-B. Rousseau, et il réclamait les pièces de la querelle. Il avait entendu parler de la Pucelle que Voltaire préparait, et souhaitait qu’on lui en envoyât des fragmens ; mais comme il aurait été mieux informé de toutes choses, s’il avait pu interroger à son aise un homme de lettres arrivant de Paris ! Il renouvelle ses instances ; avec un peu de précautions, on trompera la vigilance du roi : que Gresset prenne le nom de Sanftar ; qu’il se dise officier français, obligé de sortir du royaume pour duel ; qu’il aille directement à Hambourg, où il trouvera une lettre de La Chétardie, qui lui indiquera le chemin de Rheinsberg dans le plus grand détail, de façon qu’il n’ait besoin d’interroger personne. Ces précautions mêmes effrayèrent le bon abbé. La Chétardie a beau rappeler au garde des sceaux qu’il a promis de procurer un secrétaire au prince, et qu’il lui serait désagréable de manquer à