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sa parole par la fantaisie d’un particulier. Ce particulier n’était pas né pour les aventures ; il connaissait la réputation du roi de Prusse et craignait, disait-il, d’avoir quelque désagrément avec lui. Le prince lui-même, après plus d’un an que durait cette négociation, finit par rendre à Gresset sa promesse. Il remettait à un temps plus heureux « le plaisir de se donner des satisfactions aussi innocentes. »

A défaut d’un Parisien, le prince se choisit un secrétaire parmi les réfugiés, et il eut la main heureuse. Jordan, né à Berlin en 1700, — il était donc de douze ans l’aîné du prince, — avait été pasteur dans l’Uckermarck ; la perte de sa femme, la douleur qu’il en ressentit, sa mauvaise santé, peut-être aussi la iaiblesse de sa foi, le déterminèrent à quitter le ministère. Un de ses frères lui offrit les moyens de faire un voyage à l’étranger. Il hésita, se demandant si un homme de lettres doit voyager. La négative et l’affirmative lui semblaient pouvoir être soutenues par d’égales bonnes raisons. Comme il avait au fond l’envie de faire son tour d’Europe, il se persuada qu’un homme de lettres « ne peut être accusé de perdre son temps, s’il voyage dans le dessein de visiter les bibliothèques, de connaître les savans hommes, de voir les cabinets des curieux, de visiter les ateliers des fameux artistes, d’observer les débris de l’antiquité, les pièces peintes, gravées ou sculptées, que la noble curiosité des hommes a su soustraire à la voracité du temps. » Il s’appuya, en bon classique, de l’autorité d’un ancien, de Sénèque, qui engage le philosophe à étudier les différens caractères des hommes, la nature des climats, la température de l’air, et la disposition des rochers et des montagnes. Et il partit.

Une fois en route, il oublia les conseils de Sénèque. Il n’a pas l’air d’avoir vu la nature, ni en Allemagne, ni en France, ni en Angleterre, ni en Hollande. Dans le livre où il a raconté son voyage, il remplace les descriptions par des listes de relais. Des caractères des hommes, il n’aurait rien dit, si la France ne l’avait vivement intéressé. Il a été ravi de trouver, dès Strasbourg, les manières françaises. A Paris, après le premier étourdissement causé par le tumulte, il admire un peuple « bon et officieux, » honnête envers les étrangers ; les marchandes obligeantes et polies, qui engagent par leurs manières prévenantes à acheter ce qu’elles offrent et à payer le prix qu’elles demandent ; les comédiens, qui lui paraissent les meilleurs du monde. Il s’offense du spectacle des processions, et les miracles du diacre Paris et les convulsions du chevalier Folard lui inspirent une dissertation, où il a le tort d’avoir raison en un trop grand nombre de pages. Un personnage serviable, qui est venu s’asseoir auprès de lui sous les arbres des Tuileries, lui a donné des doutes sur la vertu des dames de Paris. Il se moque de la profusion du