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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 110.djvu/549

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reçu avec des honneurs impériaux. A son arrivée, l’altesse fut complimentée par un général et introduite en grande pompe auprès du prince qui attendait, entouré de sa maison : « Voilà, dit le général, le prince Kajuka. » Sur cette présentation inattendue, éclat de rire général ; Frédéric eut de la peine à tourner la chose de façon que Mirow ne se fâchât point ; mais le margrave Henri de Schwedt, qui se trouvait alors à Rheinsberg, entreprit le noble visiteur ; il s’extasiait sur son bel habit, son grand air et l’aisance de ses façons : « Comme Votre Altesse doit bien danser, » disait-il. La compagnie se mordait les lèvres. L’après-midi, comme il pleuvait, Frédéric voulut étudier l’effet de la pluie sur le bel habit de monseigneur. Il le mena tirer les oiseaux. Tout le monde vit bien que le prince souffrait des dégâts faits à sa toilette, mais admira la force d’âme qui lui permettait de simuler une indifférence magnanime. Le dîner fut superbe ; Mirow y but comme quatre, mais, tout à coup : « Des affaires d’État très considérables, dit-il, me rappellent à la maison. » Il resta pourtant jusqu’à deux heures du matin, le vin de Champagne lui avait fait remettre au lendemain les affaires sérieuses.

Si Mirow n’était pas né prince, il n’aurait jamais passé le seuil de Rheinsberg. Frédéric exigeait des simples mortels qui sollicitaient l’honneur de lui être présentés, une condition préalable : avoir de l’esprit. C’était au reste la condition unique. Il disait : « Un tel est un misérable ! mais il est drôle à table, » et il dînait avec ce misérable. Il n’estimait pas La Chétardie, mais le marquis était si spirituel que le prince se délectait à ses visites : « C’est du bonbon pour nous. » Les conversations de la plupart des hommes étaient intolérables à Frédéric, parce que « la plupart des hommes ne pensent pas, ne s’occupent que des objets présens et ne parlent que de ce qu’ils voient. » Pendant un séjour à Berlin, il a entendu un soir ne parler que coiffures, paniers et modes ; la veille, à table, le discours n’avait roulé que sur la différence des soupes et la façon la plus avantageuse de guérir la v…. Il s’étonne que des gens si « profondément remplis de bagatelles aiment à vivre et appréhendent la mort. » A aucun prix, il n’en supportait de pareils dans sa compagnie ; un gros cavalier saxon, très noble, et le jeune Seckendorf, ministre de l’empereur, attendirent vainement une invitation à Rheinsberg, parce qu’ils étaient « inconversables. » Frédéric disait : a Pour vivre avec nous, il faut que la matière ne l’emporte pas sur l’esprit, » et même il eût voulu supprimer cette matière, vivre avec de pures intelligences, avec des séraphins. Ah ! s’il y avait eu sur terre un royaume habité par de purs esprits, c’est là qu’il aurait voulu régner : « Un prince qui voudrait n’avoir que de pareils sujets serait réduit à n’avoir pas un empire fort peuplé ; je préférerais pourtant son indigence à la richesse des autres ! »