Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 110.djvu/574

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Heureusement que les Américains regardent l’avenir avec une insolence joyeuse et s’enorgueillissent d’avoir leur vie devant eux ; notre Europe leur parait un vieux monde fini qui va rejoindre l’Orient dans son immobilité chinoise. Heureusement aussi que beaucoup d’entre nous sont ainsi faits qu’ils aiment mieux rêver de l’autrefois que de se préparer pour l’avenir, et qu’il nous est moins cher de découvrir que de revoir ce qui n’est plus.


III

Aux États-Unis, l’homme seul est intéressant, et si l’on visite les territoires neufs et les jeunes cités, ce n’est guère que pour connaître l’ouvrier de cette Amérique commençante. Dans ce monde nouveau, une nouvelle variété humaine est maintenant visible. Quel est son point de départ et sa formation ?


Nous sommes en automne, sur un transatlantique qui vient de se démancher, de laisser à l’est les rudes pointes occidentales de l’Angleterre et de la France. Nous courons maintenant sur les grands fonds, sur cette surface libre de l’astre où les nations n’ont plus de domaines et qui nous parle des grandes périodes de la durée. Mer brumeuse et froide, ciel morne et gris, avec çà et là de petites nuées noires qui sont les seuls êtres distincts dans cette solitude.

L’ennui nous prend, une torpeur qui s’exhale de toute cette grisaille engourdie. Descendons sur le pont des troisièmes, qu’encombre la multitude émigrante. Mêlons-nous à cette foule humaine ; faisons-nous coudoyer par elle, chassons la vision des grandes choses durables qui stupéfient. Population hétérogène d’Irlandais, de Bavarois, de Scandinaves, d’Allemands du Nord, de Suisses, dont beaucoup portent encore au chapeau l’edelweiss, l’étoile blanche des glaciers. Hommes et femmes, pâles de froid, serres les uns contre les autres, ils regardent, les prunelles vagues, la fuite tremblante de toute la Mer ; le soir, dans la rougeur glacée des grandes eaux, ondoient bien des images de choses familières qui sont là-bas au pied des grandes Alpes ou au bord des lacs plombés d’Irlande. Les Italiens jouent aux cartes, se distraient en pressant lentement des accordéons nasillards ; les Allemands du Nord chantent en chœur. Le dimanche, dans le grand déchirement de l’eau pesante, au rythme de ses grands soupirs réguliers, rien n’est saisissant et doux comme les hymnes qu’ils modulent. En général, tout ce monde est tranquille, satisfait ; ils restent assis, parqués en troupeaux serrés, ne se tourmentant pas beaucoup de l’incertain avenir, contens de rêver avec une résignation passive, —