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quelquefois, lorsque la mer grossit, avec une inquiétude vague d’animaux effarés. — Et pourtant quel événement ! En ce moment chacun d’eux interrompt une lignée humaine qui depuis les temps primitifs se poursuivait sur le vieux continent d’Europe. Chacun d’eux se fait premier ancêtre d’une race nouvelle dont les destinées vont se déployer dans la suite des siècles. Chacun d’eux porte en lui le germe d’un monde futur comme ces vieux Saxons dont parle Carlyle et qui dans leurs barques grossières amenaient les Shakspeare, les Cromwell, les héros et les multitudes obscures de l’Angleterre à venir.

Germes imperceptibles en ce moment. Dans cette population loqueteuse, souffrante, disparate, on voit moins un jeune Monde en puissance que le déchet stérile de l’Europe. On se répète qu’ils affluent aux États-Unis à raison de deux mille par jour et l’on se demande avec inquiétude si, au lieu de se fondre, de s’amalgamer dans le grand pays occidental, cette matière hétérogène, si pleine d’impuretés, ne finira pas de sa masse confuse par en étouffer le vieux levain yankee. Est-ce que l’Amérique anglo-saxonne peut assimiler les huit cent mille émigrans, la multitude misérable et naïve qui lui arrive chaque année de tous les coins de l’Europe ? — Là-dessus on monte sur le pont des premières et l’on regarde un autre public qui ne ressemble guère à un troupeau, où l’individu au contraire semble singulièrement isolé, seul juge de ses actes et de ses caprices. Observons ces touristes qui rentrent de vacances, qui lisent ou fument chacun de son côté, étendus sans gêne dans leurs chaises longues, grands corps osseux, figures tout en traits, maigres et mobiles. À part quelques Yankees qui ne sont guère qu’une variété locale, propre à la nouvelle Angleterre, le type national n’est pas encore très visible en eux. Cependant, à coup sûr, ils ne sont ni Anglais, ni Français, ni Allemands ; les femmes surtout par leur pâleur, leur grâce frêle, leur beauté expressive, annoncent une espèce à part. — Espèce toute récente, car, sauf nos Yankees, tout ce monde n’est américain que depuis une ou deux générations. En quarante ou cinquante ans, le germe actif qui façonne la race a été assez puissant pour altérer les corps. Une génération lui suffit pour modifier les âmes. Tout de suite il travaille sur l’émigrant débarqué, effaçant les marques antiques enfoncées par la caste et la nationalité, donnant une forme à cette foule, l’organisant suivant un type, en vingt ans la faisant américaine.

Deux causes concourent à cette transformation. La première est celle qui partout a pétri les races, je veux dire le milieu naturel, l’action du climat, ici l’abondance d’électricité, l’extrême sécheresse de l’air, les invisibles influences qui après plusieurs générations ont affiné les corps, allongé les crânes,