ils ont traité librement avec une building-society ; ils ont contracté des emprunts ; ils ne sont pas les obligés d’un patron ou d’une association philanthropique. Rien de plus rare en Amérique que le patron bienfaiteur. Pullman lui-même, qui a créé un modèle de cité ouvrière, se détend bien d’avoir fait œuvre charitable, de contribuer pour cinquante cents au bien-être de la population. Point de barrière infranchissable entre l’ouvrier et le patron. Dans ce pays où l’on manque encore de bras pour exploiter la matière première trop abondante, la principale valeur est encore le service humain ; c’est pourquoi les facilités d’emprunt sont telles « qu’avec un peu d’audace et de chance l’ouvrier s’établira à son compte plus aisément que le fils du patron, si celui-ci est moins bien doué. » Avec un tel espoir devant soi, nul ne consent à se reconnaître pour inférieur ; chacun fait contrat pour un certain service qu’il promet de fournir. Rien de plus ; on n’engage pas sa personne ; on ne la soumet pas à l’autorité d’autrui ; un domestique n’est pas un dependent ; moyennant trois cents francs par mois, il entreprend de vous servir à table, de telle heure à telle heure, comme le forgeron s’engage à vous livrer telle pièce d’acier : le jour où il s’ennuiera chez vous, il n’a qu’à partir pour l’Ouest et à choisir les cent soixante acres de terre auxquels il a droit gratuitement. De même une servante travaille à la tâche ; cette tâche fournie, la servante est libre ; vous n’avez pas à la surveiller. Ainsi entendu, son travail reste déplaisant ; elle n’en fait pas son métier ; elle l’accepte faute de mieux, en attendant, comme une besogne désagréable, mais non pas humiliante. Dans la nouvelle Angleterre, des jeunes filles instruites, qui veulent gagner un peu d’argent pour acheter des livres, vont quelquefois servir pendant la saison dans les restaurans des plages. Dans les journaux de New-York, vous verrez souvent qu’un gentleman, qui vient de manquer sa dernière affaire, cherche une place de domestique pour reconstituer le petit capital de cinq cents dollars dont il a besoin pour recommencer. D’autre part, un millionnaire qui a mis des capitaux dans une pharmacie place son fils de treize ans comme commis chez le pharmacien pour lui faire surveiller l’affaire, et M. Max Leclerq nous parle d’un grand industriel du Maine qui, partant de Middlesborough où il vient de lancer une mine, laisse derrière lui ses enfans âgés de onze et de douze ans pour vendre des cigares et des journaux. — En somme, l’échec ou la réussite d’une génération ont peu d’effet sur la suivante. Fils de millionnaires ou d’ouvriers débutent ainsi de même, isolés tous les deux, livrés à leurs propres forces ; leur succès ne dépend que de leur énergie, que de la façon dont chacun profitera de son expérience. Là est
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