Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 110.djvu/585

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la lenteur et la médiocrité de nos existences. Dans notre vieille Europe, saturée d’humanité, les vies sont cadastrées comme les territoires. Partout, même dans l’industrie et le commerce, les champs d’activité et de production sont aussi connus, aussi nettement circonscrits que les carrières de houille. Les générations s’y succèdent sans qu’ils s’étendent beaucoup. On sait d’avance ce que chacune va léguer à la suivante. A telle minute donnée, il y a en France tant de places vacantes non-seulement de colonels, d’ingénieurs de l’État, de chefs de bureau, mais aussi de fabricans de locomotives et de pianos. A tout le moins, il y a tant de pianos et de locomotives à fabriquer, la même quantité tous les ans ; aux concurrens à se la répartir. En somme, le nombre des cases est déterminé : un jeune homme arrive à se caser comme on arrive à l’Institut, c’est-à-dire lorsqu’une case devient vacante. Quand il s’y est installé, il sait qu’il ne pourra pas beaucoup l’agrandir, qu’elle est bornée de tous côtés par celles de ses voisins. Il s’en contente, il vit comme a fait son prédécesseur. Au contraire, l’Américain travaille dans une mine que tous les jours on découvre plus riche et plus profonde et dont il faudra des siècles pour entrevoir les limites. Il est ivre d’ardeur et d’enthousiasme, son orgueil et son patriotisme consistent à répéter que la veine qu’il suit est la plus profonde de toutes ; il veut le prouver, creuser toujours plus avant ; dans son incessant effort, il oublie qu’il ne peut pas utiliser tout ce qu’il abat, et le travail d’exploitation, lui apparaissant comme une fin en soi, devient sa vraie fonction. Pour l’accomplir, comme il a fait de ses villes des ateliers et des magasins, il se transforme en machine de précision. Le matin, sa façon d’ingurgiter son déjeuner, de tomber dans ses habits et de s’accrocher au car qui l’emmène à son bureau, fait penser à ces chevaux de pompiers que l’on voit à New-York et qui en sept secondes se trouvent réveillés, harnachés, attelés, conduits et partis au galop. Au bureau, à l’atelier, il fournit le rendement maximum. D’après des statistiques, son entraînement, apprécié par la somme de travail qu’il produit à l’heure, dépasse l’entraînement de l’ouvrier anglais, comme la production moyenne de l’Anglais dépasse celle du Belge et du Français. A tous, l’Américain est supérieur par son attention plus soutenue, par ses mouvemens plus rapides et plus précis, en sorte que le prix de la main-d’œuvre étant beaucoup plus élevé qu’en Europe, dès maintenant, dans certaines branches industrielles, ils produisent à meilleur marché que leurs concurrens d’Europe. Un manufacturier de Philadelphie qui exporte en Angleterre, me racontait comment, fabriquant autrefois dans un de ses ateliers quatorze mètres de conduites d’eau par jour, il avait réussi, sans améliorer