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de ses personnages, Rudyard Kipling pousse à un degré tout aussi excessif qu’aucun autre artiste de son âge et de son temps l’hypertrophie du moi. On le devine derrière ses héros ; il leur prête volontiers les qualités qui le distinguent, et parmi lesquelles ne compte pas la méfiance de ses forces. En outre, il ne montre aucun souci de construire des caractères sympathiques ; la vérité, une vérité souvent brutale, est le seul but qu’il poursuive. Mais il a de la verve, beaucoup d’humour et même d’esprit, un style facile, naturellement incisif, une vivacité dans le dialogue qui fait que son joli ménage militaire des Gadsbys rappelle les ménages de Gyp. C’est peut-être pourquoi il serait superflu de traduire en français ces scènes piquantes qui nous font moins connaître, en somme, la vie de garnison à Simla, que les aventures intimes d’un jeune couple, avant et après le mariage, la femme tenant le plus délicatement du monde son mari sous la pantoufle, quoiqu’il soit capitaine de hussards.

Quant à des morceaux complets en cinq ou six pages, comme la Prise de Lungtungpen, par exemple, ceux qui savent lire dans le texte comprendront que les propos du soldat Mulvaney défient la traduction comme ceux de Dumanet en personne. L’incident est burlesque : une ville prise de nuit, par cinquante soldats qui ont passé le fleuve à la nage et qui, vainqueurs, voient l’aurore se lever sur leur trop simple appareil, tandis que les femmes hindoues éclatent de rire et qu’ils rougissent jusqu’au blanc des yeux, en dignes fils de la pudique Albion, — voilà tout, mais il faut entendre l’incomparable Irlandais raconter comment il a ourdi et exécuté un plan stratégique dont son lieutenant a eu tout l’honneur, cela va sans dire. C’est le triomphe même de la blague. Mulvaney parlant français perdrait sa liberté d’allure ; il serait glacé, pétrifié, comme le serait aussi son compatriote Carnehan, l’homme qui voulait être roi, le vagabond extraordinaire qui, avec son ami Dravot, s’en va au hasard conquérir un royaume vaguement entrevu sur la carte et revient, après avoir été détrôné, crucifié, etc., rapportant avec lui, dans un sac, la tête de Dravot, encore ceinte de la couronne du Kafiristan. Jamais la fantaisie n’a été poussée plus loin, jamais les divagations d’un ivrogne n’ont paru, malgré tout, aussi vraisemblables ; mais, en touchant à ce prestigieux et fragile tissu de rêves alcooliques, on le déchirerait comme se déchire l’aile d’un papillon.

Le récit intitulé la Lumière qui s’éteint, où la vie de l’artiste, à Londres, est indiquée à grands traits, nous a paru moins inabordable, plus susceptible d’être présenté à des lecteurs français. Le voici sous forme d’analyse rapide, entrecoupée de citations caractéristiques :