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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 110.djvu/630

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le récit vaut, pour la brièveté, le fameux Enlèvement de la redoute, avec beaucoup plus de couleur, quelques touches, çà et là, faisant penser à Loti en même temps qu’à Mérimée ; mais à quoi bon chercher des comparaisons ? Rudyard Kipling est lui-même avec ses qualités et avec ses défauts, qualités de peintre et de soldat. Vers la fin de la boucherie, quand le petit carré défendu par le peu d’artillerie que traînent les chameaux est parvenu à mettre en fuite une troupe sauvage et demi-nue, principalement armée de lances et de sabres, Dick est atteint par un coup qui lui donne l’impression de quelque craquement dans la tête et d’une cécité soudaine. N’a-t-il pas déjà éprouvé cela une fois ? .. Des mots qu’il a prononcés jadis lui reviennent à l’esprit, tandis que la main qu’il portait à son front retombe rouge de sang ; une scène de son adolescence est brusquement évoquée. Dick bégaie : « Il n’y a plus de cartouches, rentrons chez nous, courons. » Il se trouve reporté au jour où il a été atteint par la charge du petit pistolet de Maisie. C’est à Maisie qu’il parle en délirant, tandis que Torpenhow soigne son crâne fracturé, tout en écrivant un article sur ce qu’il lui plaît d’appeler la sanglante victoire où ont triomphé les armes anglaises. Maisie, toujours Maisie… — Et Torpenhow de dire émerveillé :

— Voilà un phénomène par exemple ! Un homme qui ne prononce qu’un seul nom de femme en battant la campagne ! J’en ai vu pourtant beaucoup de délires ! Tenez, Dick, buvez-moi ça…

— Merci, Maisie, balbutie le blessé.

Nous voyons ainsi qu’il n’a pas oublié, parmi tant d’aventures, ses enfantines amours. Toute autre explication, tout autre développement serait inutile. Ce rappel fait penser à un motif de musique doux et tendre, traversant, pour en augmenter l’horreur, les bruyans éclats d’une scène tragique ; il nous donne la mesure de la force de volonté déployée déjà par Dick Heldar pour tenir parole à la petite fiancée qui l’attend Dieu sait où… D’ailleurs, sa tête une fois raccommodée tant bien que mal et la campagne une fois finie, il ne prononce plus ce nom si cher, et jamais son camarade, avec la discrétion britannique dont se piquent les moins réservés quand il s’agit d’amour, ne lui adresse une question directe. Dick et Torpenhow se séparent cordialement sans savoir quand ils se retrouveront. Le premier s’en va travailler au Caire, à Alexandrie, à Ismaïlia, à Port-Saïd, surtout à Port-Saïd où est concentrée l’essence de tous les vices exotiques appartenant aux couleurs les plus diverses. Il a le choix entre une foule de races pour ses études ultra-réalistes et l’avantage d’observer ses modèles sous l’empire des plus violentes excitations que puissent procurer le jeu, la danse, l’ivrognerie et le reste ; il jette à mesure