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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 110.djvu/629

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qui représente au Soudan « le syndicat central du sud, » comme il l’a déjà fait dans la guerre d’Egypte et ailleurs. M. Rudyard Kipling ne définit pas autrement son caractère et son passé ; on apprend à le connaître par les conversations où il se révèle bon garçon, intrépide, le cœur sur la main, assez vulgaire au demeurant et passablement mauvais sujet. Les dialogues entre Torpenhow et Dick sont des spécimens achevés de go, pour employer un néologisme fort en faveur qui exprime l’élan, la liberté, la marche rapide et légère du discours ou des faits. A Suakim, Torpenhow a trouvé un jeune homme assis au bord d’une redoute récemment abandonnée, un jeune homme qui est Dick et qui pourrait aussi bien être Rudyard Kipling, car ils se ressemblent comme deux frères. Ce jeune homme dessine avec ardeur un amas de cadavres déchirés par les obus. Le représentant de la presse l’interroge sur ce qu’il fait, et Dick exhibe une poignée d’esquisses qui retracent des scènes telles que celles-ci : querelle à bord d’un bateau chinois chargé de cochons, jonque échouée à Hakodaté, muletier somali soumis aux verges, obus éclatant au-dessus du camp à Berbera, soldat égorgé, gisant au clair de la lune, etc., toutes choses vues et rendues avec une âpre réalité. Torpenhow fait causer ce nouveau Verechagin. Il est venu avec un emploi quelconque, il a oublié lequel, mais, en réalité, pour dessiner, car c’est son goût, et il s’amuse ! S’amuser au milieu d’une désolation pareille ! Torpenhow n’en revient pas ; la chose lui paraît crâne et, en somme, les esquisses sont intéressantes. Il télégraphie à son syndicat : « Garçon, ici, fait bonne peinture, à bon marché, arrangerai-je ? .. Ferais le texte. »

Et pendant ce temps-là, Dick, assis sur la redoute, balance ses jambes en murmurant : — Je savais bien que la chance me viendrait tôt ou tard !

Le soir même, Torpenhow déclare à son nouvel ami que l’agence centrale du sud le prend à l’essai en payant ses dépenses pour trois mois. Il engage le jeune homme à le suivre, tandis qu’il remontera le pays avec une colonne, et Dick ne demande pas mieux. Apres quelques acquisitions de chevaux, quelques arrangemens financiers et politiques, il se trouve entrer dans la confraternité des correspondans militaires.

La vie n’est pas facile au milieu de ces sables dévorans. Sous l’influence de leurs privations partagées, de leurs courses errantes, de leur travail en commun, les deux hommes arrivent à une étroite intimité, mangeant au même plat, buvant à la même bouteille, se rendant de mutuels services grands et petits, jusqu’au jour où Dick sauve la vie de Torpenhow dans un engagement dont