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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 110.djvu/646

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qu’il ne se croie l’égal de Dieu et refuse de mourir à son heure. » Il oublie le monde entier, il s’oublie lui-même, mais il n’oublie pas d’entretenir chez Bessie la rage qui donne à ses yeux farouches le feu sombre qui lui est nécessaire. La sentence prononcée, il n’y pense plus, car il est possédé d’une idée fixe, les choses de ce monde n’ont plus de pouvoir sur lui. D’ailleurs il s’est aperçu qu’au contraire de ce qui arrive d’ordinaire, l’abus des liqueurs fortes l’aide à voir très distinctement. C’est ainsi qu’il réussit à peindre l’image sublime d’une femme qui a connu toutes les douleurs de la terre et qui en rit. Dans l’intervalle, la dive bouteille est devenue sa meilleure amie ; elle fait si bien son œuvre, elle aussi, que lorsque Torpenhow revient à Londres, il trouve une ruine humaine à la place de son vigoureux camarade, un être hâve, cassé, méconnaissable, qui ne s’est pas rasé depuis des siècles et qui cligne nerveusement, sous ses sourcils contractés, des yeux presque sans regard.

— Est-il possible que ce soit vous ? demande Torp, consterné.

— Oui, tout ce qui reste de moi. Mais j’ai fait de la bonne peinture…

Et en trébuchant, car il est ivre, Dick lui montre sa Melancolia presque achevée. Encore trois séances, quoi que puisse dire l’ami, qui le supplie de ne pas se tuer, puis il s’endort content. Bessie est payée, largement payée, on lui a donné congé, on la croit partie,.. non pas ! .. Il y a vraiment péril à recueillir les jeunes diablesses de South-the-Water. Après une dernière tentative pour réveiller la fantaisie de Torpenhow, qui a maintenant tout autre chose en tête et ne remarque même pas qu’elle existe, la créature guette sa revanche. Elle la trouve trop facilement. A l’aide d’un torchon mouillé de térébenthine et du couteau à palette, elle gratte, elle anéantit le tableau laissé sur un chevalet, et, les poches pleines d’argent, satisfaite d’avoir eu, somme toute, le dernier mot, retourne à son honorable métier en tirant la langue à Dick, endormi, avec un seul mot : — Floué !

Floué de sa dernière consolation, floué de la gloire, il l’est, le pauvre Dick, mais il ne le saura jamais. Une fois de plus nous voyons un réaliste sacrifier à la convention, et qu’importe si le résultat est une belle scène ? La cécité prévue de Dick se déclare cette nuit-là. Du délire de l’ivresse, il passe à des sensations innommées, comme si tous les volcans de la terre jetaient feu et flammes dans son cerveau embrasé, jusqu’au moment où, l’incendie s’éteignant, il reste seul dans le noir dont on ne sort plus. En vain appellera-t-il Torp à son secours, en vain lui enjoindra-t-il d’apporter de la lumière, beaucoup, de lumière, pour qu’il puisse