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regarder encore sa Mélancolie ; Torpenhovv seul est témoin du désastre, et il en garde le secret. L’aveugle ignorera ce qui achèverait de le rendre fou. Car il est sur les confins de la folie, divaguant à travers la fièvre, ressassant cette scène du pistolet qui est, nous l’avons déjà dit, le fond de l’histoire, demandant à Maisie le baiser qu’elle refuse, la sommant de revenir, instruisant Torpenhow, sans le vouloir, de tout le passé.

Pendant trois jours que dure ce délire, Torpenhow se met à haïr cordialement l’inconnue qui lui a pris son ami. Puis le malheureux se calme, il essaie de se lever, de s’habiller, d’étudier à tâtons la géographie de sa chambre ; il se fait donner une lettre grise avec une M majuscule sur l’enveloppe, qui est arrivée pour lui et qui ne sera jamais lue, pas plus que celles qui la suivront. Quand Maisie verra qu’il ne répond plus, elle cessera d’écrire. C’est mieux ainsi. Déjà il est tombé assez bas… Il ne veut point de sa pitié, surtout il ne veut lui faire aucune peine. Ces lettres de Maisie, ces lettres fermées, qui arrivent les unes après les autres, sont toute la consolation de l’aveugle, consolation douloureuse, car il sait bien qu’elle se lassera ; il se figure sa bien-aimée l’oubliant auprès d’un homme plus fort que lui et qui verra clair. Elles s’usent, les pauvres lettres, tant de fois froissées avec tendresse ou avec rage, dans la main impuissante qui les tient ; mais Torpenhow, le fidèle Torp, en a vu le timbre, l’écriture, il a compris ou plutôt deviné à demi bien des choses. Laissant Dick aux rudes soins de ses confrères, les correspondans militaires, il passe la Manche et se met à la recherche de Maisie. Une campagne va recommencer dans le Soudan ; le Nilghai, le Keneu, dit le grand aigle des batailles, toutes les espèces de Goliaths de trempe diverse qui sont par vocation reporters du canon et des grands coups d’estoc, se préparent à partir. Torpenhow devrait les accompagner ; mais il sacrifiera, s’il le faut, sa carrière à Dick. Celui-là sait aimer comme n’aimera jamais aucune femme. Un instinct qui ressemble au flair d’un bon chien, sans autre intérêt au monde que le service de son maître, le conduit à Vitry-sur-Marne. Là il entre en rapport avec le quartier de cavalerie, réussit à plaire au colonel, se fait prêter un cheval de l’escadron qui le porte à l’atelier de Kami, bref il arrive haletant pour poser cette question saugrenue :

— Y a-t-il ici une demoiselle du nom de Maisie ?

— Je suis Maisie, répond la voix un peu émue d’une jeune fille qui depuis des semaines s’inquiète de n’avoir pas de réponse à ses lettres, des lettres pressantes, pourtant, car elles renferment