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de la croyance enfantine au roman qui finit bien. Quelle que soit cette fin, le lendemain n’est-il pas là toujours menaçant ? Et le signet mis à une page riante empêchera-t-il que ce lendemain sonne ? Mais quand le rideau est baissé, nul ne demande si la comédie s’achève en drame dans la coulisse ou si le drame tourne à la comédie. Laissons donc à nos voisins d’Angleterre des récriminations qui n’ont rien de commun avec l’art. Morale à part, — et il faut bien dire que Rudyard Kipling, pas plus que Bret Harte, ne met le moindre grain de morale dans ce qu’il écrit, — the Light that failed est une œuvre pleine de passion et de vie intense. Le jeune écrivain ne connaît pas le monde, assure-t-on. Il connaît à merveille du moins la bohème à laquelle appartiennent les Dick Heldar et les Torpenhow et l’écume d’où sortent les Bessie Stone-Broke. Il nous paraît connaître assez bien aussi la nouvelle couche de jeunes filles rivales de l’homme par l’effort, le travail et l’ambition ; seulement il n’en a pas peint les échantillons les meilleurs, quoique son impressionniste aux cheveux rouges soit après tout une anonyme assez touchante. Ses admirateurs même le renvoient volontiers dans l’Inde qu’il a tant exploitée et aux courtes esquisses qui ont fait son premier succès. Certes, Rudyard Kipling a écrit des choses plus parfaites dans l’ensemble que ne l’est the Light that failed, quand ce ne serait que la pathétique histoire de Deux Petits tambours ralliant à eux tout seuls le régiment qui a eu peur, ou l’aventure de l’Indienne amoureuse, aux poings coupés, dans Beyond the pale[1]. Mais quelque estime que nous fassions de la nouvelle, lorsqu’elle est excellente, nous savons gré à un artiste qui y est passé maître d’essayer d’autre chose, de s’évertuer à tourner la page ; nous le félicitons surtout de ne pas s’en tenir au prestige de l’exotisme, de n’avoir point pour but unique de nous étonner par des récits bizarres rapportés de très loin. Les aventures héroï-comiques du soldat Mulvaney sont dédiées principalement à l’armée anglaise, mais l’orgueil si chèrement expié de Dick et l’égoïsme inconscient de Maisie, l’amour, la douleur, la pitié, sont de tous les pays ; partout le jeu des passions est le même, et du nord au sud, de l’est à l’ouest, l’homme s’intéresse à ce qui est vraiment de l’homme, sans souci démesuré du « pittoresque » et de « l’exception. »


TH. BENTZON.

  1. Voyez la Revue du 1er décembre 1891 et du 15 février 1892.