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I

A la lisière d’une forêt de cèdres et de platanes séculaires, trois étangs de superficie inégale se déversaient l’un dans l’autre, d’un cours très lent que rendait invisible le réseau des nymphæas flottans à la surface.

Le premier de ces étangs, le plus petit, était presque entièrement recouvert par les branches des arbres qui croissaient au bord : une source se cachait au fond qui, alimentant les trois bassins, entretenait la vie dans leurs eaux somnolentes.

Des temples, des pagodes et de longs bâtimens s’élevaient sur les rives.

C’était le Couvent des Lotus, célèbre non-seulement en Chine, mais jusque dans l’empire du Japon, jusque dans le royaume de Corée, dans tous les pays de l’extrême Asie où brille la lumière du Bouddha. Une congrégation de femmes s’y était établie, et depuis plus de deux cents ans qu’elle existait, des milliers de créatures, âmes mystiques éprises d’idéal, cœurs blessés par la vie, consciences éplorées, y avaient trouvé le bien suprême, c’est-à-dire l’oubli, la vue consolante de l’universelle illusion et cet anéantissement des sens et de la pensée qui est le premier degré du Nirvana divin.

Un miracle avait jadis manifestement désigné le site de ces trois étangs pour quelque grande fondation religieuse. Par une pure nuit d’été où la lune brillait d’un si vif éclat qu’on distinguait à peine les étoiles, des semences de lotus étaient tombées du ciel dans les eaux immobiles. Le lendemain, dès l’aube, une végétation luxuriante était éclose sur la nappe liquide. Puis, pendant le jour, les feuilles s’étaient développés, élargies, éployées, si bien qu’avant le soir, la surface entière des eaux en était recouverte. Et, le crépuscule venu, à l’instant où le soleil disparaissait derrière l’horizon, toutes les fleurs s’étaient épanouies ensemble, exhalant vers le ciel, comme un parfum mystique, la subtile senteur de leurs lobes rosés.

Un temple de proportions grandioses avait été construit sur la rive orientale du plus vaste des étangs. Il était enceint de murs et précédé d’une longue cour dallée de marbre, où des fontaines jaillissaient dans des vasques de bronze.

De l’entrée de la cour on ne voyait que la toiture du temple, incurvée en son milieu pour se relever aux angles ainsi qu’une tente immense, et couverte de tuiles vernissées d’azur. Chargée sur le faîte de gigantesques dragons d’or, elle descendait si près