Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 110.djvu/694

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fugitifs instans où elle semblait revenir à la réalité, elle restait brisée de corps et d’esprit, indifférente à tout, n’ayant plus la force de sentir, de penser ni de souffrir : son rêve alors n’était qu’interrompu ; l’éveil n’était qu’apparent, et sa vie la plus consciente ressemblait à un sommeil que ne traverserait aucun songe.


III

Cependant l’automne était venu, les feuilles avaient jauni, matin et soir une brume argentée flottait sur les étangs, des nuages gris couraient sur le ciel pâle : la terre se voilait de mélancolie.

Et l’automne avait ramené la fête anniversaire des morts.

Dès la veille au soir, de petites tables chargées d’offrandes, de fleurs, de fruits et de mets variés étaient dressées par tout le couvent, aux abords du temple et des pagodes, dans les jardins et sur le bord des étangs ; car aux premières heures de la nuit, les portes du royaume mystérieux où vont les trépassés allaient s’ouvrir toutes grandes, et les âmes se précipiteraient au dehors, altérées de la tendresse et du souvenir des vivans.

C’était dans tout l’empire de Chine et dans tous les pays de loi bouddhique, une fête grave, la plus importante de l’année. Il n’était pas de pagode si humble qui ne la célébrât luxueusement ; il n’était pas de famille si pauvre qui ne disposât sur son autel domestique les flambeaux de cire, les mets et les parfums mystiques.

Au couvent des Lotus, l’anniversaire des morts était l’occasion d’imposantes cérémonies où se déployait une magnificence extraordinaire. Une procession solennelle, qui promenait autour des étangs et des pagodes le trésor sacré de la congrégation, ses reliques les plus vénérées, ses idoles les plus saintes, ses objets rituels les plus précieux, toutes les richesses d’art religieux qu’y avaient accumulées pendant plusieurs siècles les dons des fidèles et des empereurs, y attirait une foule immense. On y venait des villes voisines et de plus de cinquante lieues à la ronde. Dans le temple, les offices se succédaient sans interruption depuis l’aube jusqu’au soir, et tout le peuple était admis à y participer.

Mais les religieuses seules avaient accès à la chapelle de la déesse Kouan-yn. Ce jour-là on l’adorait avec une ferveur particulière, car c’est à elle, à son intervention miséricordieuse auprès du Dieu des enfers, que les âmes des trépassés doivent la grâce de sortir, une fois l’an, des lieux infernaux et de revenir, invisibles et silencieuses, à la lumière terrestre.

Ces cérémonies furent pour Leï-tse une diversion salutaire, quoique pleine encore de tristesse : elles substituèrent à son rêve