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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 110.djvu/710

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les coulisses. Ils avaient le droit d’agiter, de débattre d’importantes questions, de prendre parti pour Franz Wallner ou pour Édouard Weiss et de décider lequel des deux rappelait le plus « l’inoubliable Raimund. » Ils pouvaient décider également si tel acteur devait être puni pour avoir ajouté quelques mots à son rôle, si telle actrice renouvelait ses costumes aussi souvent qu’on le disait, si Binder avait réellement témoigné le désir de monter un cheval de bois en jouant Masaniello, si Othello avait eu la peau noire ou le teint basané, si en parlant de la cachucha que dansait si divinement Fanny Elsler, il fallait prononcer kakuka, ou katschuka, ou katschutscha, ou tschaschuka. Ces questions engendraient de longues querelles, et ces querelles faisaient vivre, un jour ou deux, de nombreux journaux, aussi médiocres qu’éphémères.

La conclusion de M. Zenker est que, jusqu’en 1848, il n’y eut parmi les gazetiers viennois aucune personnalité marquante. Ils n’avaient rien d’individuel, ni qui fût à eux, ils se copiaient les uns les autres, ils chantaient d’office le même air. Au XVIIe siècle et dans le temps « des curieux raisonnemens, » ils répétaient à l’envi la même leçon ; sous le règne de Marie-Thérèse, ils embouchèrent timidement la trompette de la libre pensée ; sous Joseph II, la fanfare fut plus éclatante ; à l’époque de la révolution, on invectiva d’un commun accord les francs-maçons et les jacobins ; sous le gouvernement de M. de Metternich, on glorifiait, par ordre du mufti, le système régnant et on discourait sur la cachucha. Au surplus, on se souciait peu d’avoir du talent et de l’esprit. M. Zenker a-t-il raison de s’en prendre uniquement à la censure ? Tantôt plus sévère, tantôt plus bénigne, elle existait partout, et cependant la France et l’Angleterre ont eu avant l’Autriche des gazetiers de quelque mérite. Quoique Delisle de Sales, qu’on avait surnommé le singe de Diderot, eût défini le journalisme : — « Le besoin de déraisonner réuni au besoin de nuire. » — il y avait de son temps des rédacteurs de feuilles volantes capables de discuter avec habileté, avec agrément ou avec chaleur, un point de morale, de droit ou de critique littéraire. Cela tenait peut-être à ce qu’ils avaient affaire à des lecteurs moins indifférens que les Viennois. Plus que personne le journaliste vit pour le public, et quand le public n’a point de goûts marqués et que rien ne le dégoûte, quand il avale, sans témoigner ni plaisir, ni répugnance, tout ce qu’on lui donne à manger ou à boire, quand il ne se connaît pas en vins ou que peut-être il préfère à une bonne eau-de-vie celle qui gratte le gosier, les journalistes ne se mettent pas en frais de cuisine et le servent comme il mérite d’être servi.


G. VALBERT.