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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 110.djvu/823

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pas trouvé au-dessus de ses forces de diriger tout un système solaire. Il se croyait de bonne foi un apôtre, un messie. Auprès de lui, le Christ n’était qu’un petit personnage, et le drame du Golgotha pâlissait à côté de sa passion à lui.

Absolument incapable de concevoir et d’exécuter un plan ambitieux, étranger à toute intrigue, à toutes menées pratiques, impuissant en un mot pour l’action, il crut qu’il lui suffirait de penser et d’écrire, pour changer la face du monde.


— Je défie, s’écria-t-il, tous les pouvoirs, sur tous les terrains, dans l’État, dans l’Église, dans la famille, d’empêcher mes idées d’exercer leur influence sur le cours des choses !

Je veux voir, et je verrai, je veux écrire et j’écrirai. Je veux démolir, déblayer, édifier, et je ferai tout cela.


En réalité, il se borna le plus souvent à donner une forme nouvelle à des idées, à des théories que des lectures incohérentes et mal digérées faisaient entrer dans sa cervelle toujours bouillonnante. Les lacunes de son érudition d’autodidacte lui faisaient souvent prendre pour des découvertes de vieux haillons philosophiques ou humanitaires, qui avaient été abandonnés dans les carrefours, aux crochets des chiffonniers de la pensée. Ses connaissances étaient superficielles. De l’antiquité, il savait à peu près ce qu’en sait un élève de sixième. Un jour, Dumas père s’avisa de mettre au concours une série de bouts-rimés. Multatuli fut l’un des concurrens, et ses vers, pour être d’un Hollandais, n’étaient pas trop mal faits. Seulement, il avait pris l’Orestie pour un nom de pays, et rempli ses vers en conséquence. Dumas lui écrivit avec le plus grand sérieux qu’Orestie était le nom d’une femme à laquelle il s’intéressait beaucoup. Multatuli, qui raconte l’anecdote, rapporte l’explication avec la plus entière candeur.

Le sens critique lui fait défaut. En art, il sent, il ne juge pas. En littérature, en philosophie, il condamne en bloc une œuvre, il raie sans appel un auteur de ses papiers, pour une phrase, un mot qui lui a déplu. Les plus grands, ceux mêmes qu’il a le plus aimés, n’échappent pas à ses capricieuses sévérités. Goethe, Schiller, Cervantes, sont tour à tour arrachés d’une main impatiente et brutale des hauts sommets où les a placés l’admiration des générations. Renan est traité de charlatan, Hugo, de faiseur, Darwin, d’esprit timide, puéril : c’est le père d’une pauvre science incomplète ; Rousseau, qui le croirait ? est un écrivain négligent.