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dépenses de diverse nature de chacun de ces budgets, je n’en disconviens pas : par exemple, des marchandises d’autrefois ont cessé d’être en usage ; eût-on 500,000 francs de rente, on ne s’habille plus aujourd’hui, pour aller dans le monde, avec ces étoffes d’or ou d’argent si estimées de nos pères. Il y a des marchandises nouvelles : le café, le tabac. Il en est, parmi les anciennes, qui ont passé de la catégorie superflue à la catégorie nécessaire, comme le sucre ; ou de la catégorie nécessaire à la catégorie superflue : quand les garçons meuniers de Basse-Bretagne stipulaient jadis, dans leur contrat de louage, « qu’ils ne mangeraient pas de saumon plus de trois fois par semaine, » ce poisson n’était pas, en ces contrées du moins, un aliment fort coûteux. Force est bien pourtant de classer chaque marchandise dans la catégorie à laquelle elle appartient de nos jours.

Tel qu’il est, ce mode de recherche du pouvoir de l’argent a, sur tous ceux que l’on a employés jusqu’à ce jour, l’avantage de comprendre presque toutes les valeurs et de leur attribuer une importance proportionnée à leur nombre et à leur prix.

Une erreur assez accréditée, dont il est bon de faire justice, c’est l’axiome de la décroissance prétendue « fatale » du pouvoir de l’argent. Cette décroissance est si peu fatale qu’elle a subi, dans l’antiquité, autant qu’on en peut juger par les quelques chiffres qui sont parvenus jusqu’à nous, de longs temps d’arrêt et de brusques retours en arrière. Elle en a subi dans notre XIXe siècle, la plupart des économistes l’ont remarqué. Le pouvoir de l’argent ou, si l’on veut, le coût de la vie, n’est pas le même à l’heure actuelle dans les diverses parties du globe. Les premiers voyageurs qui pénétrèrent au Thibet, il y a une quarantaine d’années, furent surpris du taux exorbitant auquel s’y maintenaient les denrées les plus vulgaires, taux qui tenait à la fois à la pauvreté du pays en produits manufacturés et agricoles et à une richesse en métaux précieux qui dépassait, non pas peut-être comme le dit le P. Huc : « tout ce qu’on peut imaginer, » mais très certainement les besoins restreints d’une population pastorale et clairsemée.

Au temps de Socrate, cinq siècles avant notre ère, l’hectolitre de blé ne coûtait pas moins cher qu’au temps de Philippe-Auguste, c’est-à-dire environ 4 francs, et un mouton valait le même prix sous Solon que sous Charles VIII, c’est-à-dire à peu près 1 franc. La vie était très certainement meilleur marché au IIe siècle après Jésus-Christ, dans la Gaule cisalpine, où la nourriture d’un homme ne revenait, si l’on en croit Polybe, qu’à 0 fr. 02 par jour, qu’elle ne l’était en Égypte deux cent cinquante ans auparavant. La Rome impériale payait son vin ordinaire plus cher qu’il ne valait, il y a quinze ans,