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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 110.djvu/933

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celui de l’homme mûr n’est indéfiniment élastique ; il l’est peut-être moins ; et il demandera grâce à son tour. Quelques principes, quelques faits à peu près certains, quelques lois mieux connues, voilà sans doute tout ce qu’un avenir prochain retiendra de notre débauche de commentaires sur le monde. Le reste sombrera dans l’oubli. En oubliant ainsi, l’esprit humain procédera comme le corps, qui élimine ou brûle sans cesse les alimens qu’il absorbe, pour n’en conserver que la substance assimilable et la transformer aussitôt en énergies actives. Il procédera comme la nature, qui sacrifie l’infini détail de ses œuvres à l’unité vivante de l’ensemble, qui compose ses paysages en subordonnant l’accessoire au principal, l’accident singulier aux larges plans. Il procédera comme l’histoire, lorsqu’elle opère en liberté, sans intervention de la main de l’homme, lorsqu’elle sculpte une ville en n’y maintenant que les traits, significatifs, ceux qui nous révèlent au premier coup d’œil le génie d’un peuple et la suite de ses transformations.

Oui, tout nous est exemple de ce que devrait être notre propre travail, dans cet univers où les conditions du travail sont si merveilleusement organisées, dès qu’elles échappent aux perversions qu’y introduit notre royauté brouillonne. En revanche, si l’on veut savoir comment l’ingérence indiscrète de cette royauté peut mettre en fuite le génie des choses, il suffit de regarder le Forum romain, tel qu’on nous l’a fait. C’est le triomphe de nos méthodes pédagogiques, substituées à celles de la nature. Elles ont eu un effet immédiat. Le lieu de Rome qui devrait retenir entre tous, celui qui garde le plus de souvenirs et prêterait le plus à la méditation, est aujourd’hui le seul où l’on ne se sente pas attiré. Pour y descendre, il faut vraiment être embrigadé par M. Cook. Le Forum était un animal historique, uni être vivant qui avait le tort de ne pas laisser voir chacun de ses ossemens, ce qui est assez l’habitude des êtres vivans ; les naturalistes l’ont capturé dans leurs filets, ils l’ont vidé de ses chairs, ils ont nettoyé, raclé, classé plus ou moins arbitrairement chaque petit os du squelette, et le voilà mis en vitrine pour la démonstration. « … Ici étaient les rostres où parla Cicéron… Ici Antoine montra au peuple le cadavre de César… Ici était la maison des Vestales… » Mais non ! Je vois bien des pierres, sans grande signification par elles-mêmes, et qui stimulent d’autant plus mes doutes que vous voulez préciser davantage l’identité de chacune d’elles. Je ne vois plus l’œuvre continuée de la nature, qui donnait le recul des siècles et gardait un refuge paisible à ces ombres. La voix de Cicéron était dans le bruissement du chêne vert enraciné aux joints de ces blocs ; l’âme de César était dans l’épervier qui nichait sur ces chapiteaux ; la grâce des Vestales était dans le romarin qui blanchissait entre les noirs