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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 110.djvu/942

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feux des armées barbares, campées à ses portes avec Alaric et Attila.

Il faudrait bien lui faire une place, à cette Rome sans laquelle aucune représentation de l’univers ne se conçoit : il faudrait lui donner sa place naturelle, à la clé de voûte, puisque partout et toujours les sentimens les plus contraires, amour, crainte ou haine, contraignent tous les regards à s’élever vers elle. Et au centre, au sommet de la Rome qu’il résume et domine, l’homme que les yeux chercheraient alors même que l’artiste l’aurait oublié ; l’homme extraordinaire qui parle en maître à ce globe, où il ne possède plus un arpent de terre, et qui s’en fait écouter. Tous les problèmes de vie et de mort qui empliraient l’œuvre de notre artiste, parce qu’ils accablent notre monde, occupent sans relâche la jeune pensée de ce vieillard ; son esprit les remue, sa voix les discute. L’autre soir, aux premières heures d’une nuit obscure, j’étais perdu dans le labyrinthe du Vatican ; arrêté dans la cour de Saint-Damase, au centre du colossal palais plongé dans l’ombre et le silence, je vis briller tout en haut une seule lumière, à une fenêtre des galeries supérieures. C’était la vigie qui cherchait la route du monde commis à sa garde, la lampe sous laquelle le pontife veillait avec sa pensée accoutumée : comment arrêter, retarder les barbares, à l’exemple de son prédécesseur Léon Ier, — mais en se jetant dans leurs bras ? Il veillait sur cet autre problème plus difficile encore : comment faire jaillir, avec son ancienne richesse, la source de vie obstruée, stagnante, d’où les ronces et les pierres accumulées par le temps ont détourné tant de lèvres qui ont soif ? Je vois encore, lorsqu’il dit la vertu de cette source, le geste ardent de ces vieilles mains tremblantes, le beau geste du pêcheur qui retire ses filets, avec la confiance qu’ils vont remonter remplis d’âmes. Et je pensais en l’écoutant à cet autre geste que je venais de revoir en bas, dans la Sixtine : au geste d’effort du Créateur, quand il entreprend son premier, son plus rude travail, quand il divise la lumière des ténèbres. Le maître immortel des formes et des pensées a compris que l’effort était pénible, même pour le Créateur ; il l’a marqué ; après, il lui fait accomplir les créations ultérieures d’un mouvement facile et souverain.

Oui, la contemplation de Michel-Ange devrait stimuler un peintre à tenter cette évocation du présent, de ses angoisses et de ses grandeurs. Cela vaudrait bien les minutieuses études sur les effets du plein air. Cependant, l’œuvre serait incomplète, si elle n’encadrait pas l’humanité passagère dans un coin de l’éternelle nature. Rome donne aussi cette leçon. En cela encore, elle fait la chaîne. Sans faubourgs, sans transitions hideuses à ses portes, la noble ville baigne directement dans la campagne ; elle y projette ses basiliques