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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 110.djvu/941

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Rome qui renferme la Sixtine, les Loges, les épopées du Pinturicchio aux appartemens Borgia, on ne peut s’empêcher de rêver un peintre aux fières ambitions, jaloux d’imiter ses devanciers et de jeter comme eux, sur des plafonds et des murailles, une de ces compositions symboliques où les artistes d’autrefois résumaient les grandes époques de l’histoire universelle avec le spectacle de leur temps. On voudrait que ce peintre s’emparât d’un Panthéon, d’une basilique ; et là, uniquement soucieux d’art et d’histoire, comme l’étaient ses aînés, certain de faire comme eux des tableaux assez religieux, s’ils expriment de hautes vérités, on le voit fixant sur les murs et les voûtes la figure chancelante du monde où il vit. Et l’on croit deviner les traits essentiels qui s’imposeraient à son pinceau.

Dans un premier caisson, il poserait notre globe ; non plus la mappemonde timide et fragmentaire peinte au Vatican par Ignazio Danti, mais le globe tel que nous l’avons fait, le globe capté, vaincu dans ses résistances farouches au compas, connu dans presque toutes ses parties, prisonnier dans le réseau de fils où circulent nos pensées et nos volontés. Plus loin, il détacherait de ce globe la vieille Europe, foyer de civilisation comme le fut jadis la Grèce, foyer plus grand pour éclairer une surface agrandie. Il la représenterait hérissée d’armes, prête à se déchirer les flancs, tandis qu’elle s’écoule sur les terres nouvelles par tout le réseau de fils et de voies océaniennes, qu’elle se vide d’hommes, d’idées, de forces, au profit de ces terres ; amazone blessée, achevant de monter sa faction pour défendre des trésors qui ne sont déjà plus siens, donnant le sein à toutes ces colonies qui sucent sa vie et lui soutirent lentement sa civilisation. Il jetterait dans la suite de ses tableaux les membres de cette Europe, les nations personnifiées par les rares têtes qui émergent encore de la foule avec une physionomie et un geste. Et sous les attitudes consacrées par le temps, sous les puissances connues et officielles, sous le monde satisfait et somptueux, il ferait surgir de terre les multitudes anonymes, innombrables, qui se lèvent contre ce monde avec la force d’un élément ; sortant, comme le peuple réveillé par Michel-Ange dans le Jugement dernier, de dessous la roche qui pesait sur lui, non plus pour être jugé, ainsi que le peuple douloureux de la Sixtine, mais pour juger. Il montrerait l’effrayant porte à faux d’un monde qui a tout remis, sources du pouvoir, armes militaires, armes scientifiques, entre les mains avides tendues vers lui pour prendre le reste, pour exiger tout ce qu’on ne peut leur donner. Le peintre allumerait, dans les fonds d’ombre de sa composition, les feux des ateliers et des usines qui flambent dans la nuit pour alimenter notre civilisation, tout en jetant sur elle les lueurs menaçantes que jetaient sur Rome les