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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 110.djvu/95

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Quelque cinq ou six ans auparavant, il avait réuni en trois livres ses odes éparses, et ce petit volume était vite devenu la lecture favorite des gens de goût. Horace croyait sa tâche finie ; il lui semblait qu’arrivé à l’âge mûr il pouvait prendre congé de la poésie lyrique, et, « comme le gladiateur fatigué, suspendre ses armes aux portes du temple d’Hercule. » Mais le public, qui est un maître tyrannique, ne voulait pas lui accorder le droit de se reposer. On lui demandait toujours des chants nouveaux, surtout des chants nationaux et patriotiques, c’est-à-dire ceux auxquels il se sentait le moins propre. Autant il se trouvait à l’aise quand il chantait en vers les plaisirs simples et les amours faciles, autant les grands sujets lui faisaient peur. Cependant, quand Auguste lui demanda de composer l’hymne des jeux séculaires, il n’osa pas le lui refuser.

Et pourtant, je soupçonne qu’il ne céda qu’à regret. Sans doute, il était flatté que son nom fût associé à ces fêtes brillantes. Dans une ode qu’il adresse à l’une des jeunes filles qui devaient chanter son poème, on lit ces mots : « Épouse, un jour tu diras : Quand le renouvellement du siècle ramena la fête sacrée, j’étais de celles qui redisaient les chants aimés des dieux enseignés par le poète Horace. » Mais, en réalité, l’attente de ce grand jour ne lui causait pas moins d’inquiétude que d’orgueil. Il se connaissait parfaitement lui-même ; il s’appliquait le premier le précepte qu’il donne aux autres, et « savait ce que pouvaient porter ses épaules et ce qui était trop lourd pour elles. » Sa nature élégante, fine, un peu sceptique, ne convenait guère aux grands enthousiasmes. Quand on s’est imposé comme règle « de n’être trop frappé de rien, » comment peut-on éprouver ces vives émotions qui entraînent la foule ? Pour soutenir l’élan d’une ode patriotique, il faut autre chose que « ce souffle léger de muse grecque » que le poète s’attribue comme sa principale qualité. Plus les circonstances étaient solennelles, plus sa poésie, qui manquait d’ampleur, risquait de n’y pas répondre. La strophe saphique, avec son rythme, sautillant, son cadre étroit et raide de quatre petits vers accouplés, a quelque chose de trop grêle pour se produire dans ces vastes espaces et devant ces flots de spectateurs. Il est impossible qu’Horace ne l’ait pas senti et que cette préoccupation n’ait pas gêné son talent.

Ce qui ajoute à son embarras, c’est qu’il s’impose volontairement une loi sévère. A la rigueur il aurait pu se tirer d’affaire, en développant des lieux-communs sur la gloire de Rome ; ces grandes pensées n’étaient pas déplacées dans une fête pareille, mais elles pouvaient aussi convenir à beaucoup d’autres ; or, il