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les discussions qui se rouvrent sans cesse et ne cesseront de se rouvrir tant qu’on n’y verra pas plus clair.

Tout dépend évidemment de ce qu’on veut faire, et ce qu’il y a de plus étrange, c’est qu’après dix ans d’expéditions, d’expériences et de sacrifices on ne le sait pas encore. Que la France ait cédé sans trop de calcul à cette sorte de mouvement universel qui entraîne depuis quelque temps les plus grandes nations sur tous les points du globe ou de l’océan, vers l’intérieur de ce continent africain aujourd’hui assailli de toutes parts, cela n’est pas douteux ; elle n’a pas voulu être la dernière à l’œuvre, d’autant plus que par son rôle maritime, par sa position au nord de l’Afrique, elle avait des traditions et des intérêts de toute sorte à sauvegarder. Que dans cette carrière où elle s’est engagée avec les autres nations, avec l’Angleterre, avec l’Allemagne, elle ait trouvé aussitôt des hommes prêts à se dévouer à sa fortune, à étendre au prix de leur sang sa domination, oui, assurément. Elle a trouvé de hardis explorateurs qui ont ouvert la route. Elle a eu pour la servir au Soudan même, — puisqu’il s’agit surtout du Soudan dans ces derniers débats, — elle a eu tous ces vaillans hommes, ces chefs de colonnes expéditionnaires, les Borgnis-Desbordes, les Boilève, les Combe, les Frey, les Gallieni, les Archinard, — aujourd’hui le colonel Humbert. Il y a toujours des chefs intrépides pour porter le drapeau jusque dans des déserts meurtriers, et il y a aussi de braves soldats pour mourir obscurément sous ce drapeau. C’est là le beau côté, le côté héroïque de ce qu’on appelle la politique coloniale ; mais la question est de savoir quels sont les fruits de ce sang versé, de ces expéditions toujours nouvelles, si la France, dans la position que les événemens lui ont faite, n’engage pas imprudemment ses forces en les disséminant au loin, si elle ne risque pas quelquefois de compromettre son nom, son autorité et son drapeau. Le danger est de s’égarer dans l’indéfini, dans des entreprises démesurées, de n’avoir pas toujours un sentiment bien exact de ce qui est possible et pratique, de mettre en un mot l’imagination à la place de la réalité.

Rien n’est sans doute plus séduisant que ce rêve d’une jonction future entre la côte méditerranéenne et la côte occidentale de l’Afrique par le Soudan, de la fondation d’un empire dans cette partie du continent noir. Rien n’est plus tentant que de voir les couleurs françaises sur le Niger, de substituer une autorité humaine, protectrice, à la brutale tyrannie de ces roitelets nègres qui font la guerre pour avoir des esclaves, pour les vendre ou les immoler dans d’horribles sacrifices. M. le comte de Mun a tracé, l’autre jour, avec une vive et entraînante éloquence, le tableau ou pour mieux dire le poème de l’extension civilisatrice de la France dans ces régions de la barbarie noire. Il a caressé un beau rêve dans un beau langage et il a ému bien des esprits, sensibles à la grandeur de la France. Est-ce là ce qu’on veut ?