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Fort bien ! mais alors il n’y a pas à se faire illusion. Il faut songer qu’il n’y a pas seulement à voter des crédits de 360,000 ou même de 900,000 francs, à envoyer quelques malheureuses compagnies de marine ou à former quelques compagnies sénégalaises de plus. C’est par millions qu’il faut compter les crédits et c’est une armée, une force suffisante qu’on doit avoir pour longtemps sous la main. Il faut tout voir, il faut calculer qu’on entre dans des espaces désolés, plus ou moins déserts, qui, de Nioro à la petite république de Libéria, de Kayes au pays de Kong, égalent presque la surface de la France, qu’il y a tout à faire, des postes à créer, une défense à organiser, des établissemens à multiplier ; sans cela on n’a rien fait. C’est la réalité à côté du rêve ! Si on ne veut pas aller jusque-là, si on s’arrête devant l’immensité de l’œuvre, devant les sacrifices disproportionnés d’hommes et d’argent, le plus simple serait de le dire sans hésitation, de se fixer des limites ; le plus sage encore serait de s’avouer qu’avant d’aller plus loin, avant de s’engager dans des conquêtes nouvelles, mieux vaudrait s’occuper d’abord de féconder le beau domaine qu’on possède. Il y a certes assez à faire pour cette Algérie, qui est un prolongement de la France au-delà de la Méditerranée, pour la Tunisie, qui en est le complément désormais inséparable, pour ces belles possessions qui peuvent si naturellement contribuer à la force et à la richesse de notre pays.

Il faut s’arrêter à un système ou à l’autre ; la plus dangereuse et la plus décevante des politiques est de rester entre les deux, de ne pas savoir ou de ne pas oser avouer ce qu’on veut. Qu’arrive-t-il alors ? On s’agite et on dépense beaucoup pour ne rien faire ; on est à la merci des incidens et de l’imprévu. On se retrouve périodiquement dans cette situation précaire et irritante où l’on est aujourd’hui avec ces petits potentats nègres, avec ce Samory, qu’on n’a pas réussi encore à soumettre, avec ce roi de Dahomey, Behanzin, qui vient de nous déclarer la guerre. Va-t-on se retrancher dans une défensive pénible sur le Niger ou à Kotonou et à Porto-Novo ? Va-t-on se décider à marcher avec des forces nouvelles sur ces hordes barbares que des excitations étrangères poussent peut-être contre nous ? Si on attend l’ennemi en se bornant à le repousser, on s’expose à rester dans une situation indécise, dure à l’orgueil militaire ; si on le poursuit pour achever de le dompter, on risque d’être entraîné dans des aventures indéfinies. Que fera-t-on ? C’est justement ce que le nouveau sous-secrétaire d’État des colonies, M. Jamais, dans son élégant langage, n’a pas bien éclairci et ce que M. le président du conseil Loubet a encore moins réussi à préciser. Ni l’un ni l’autre n’ont fait la lumière parce qu’ils ont tout l’air de ne pas la voir ou de craindre de la dévoiler, et naturellement ce n’est pas avec cette indécision de volonté qu’on peut inspirer de la confiance à un parlement, donner une direction à l’opinion.