Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 111.djvu/141

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en 1814 ni même en 1830. A la première de ces deux dates, la France était lasse de l’empire et de la guerre ; l’Europe partageait cette lassitude. Notre pays accueillit la charte avec reconnaissance ; le suffrage restreint, que parait l’auréole de la liberté, lui parut cent fois préférable au régime du silence et des plébiscites. Même en 1830, si les violences de la presse et les fautes de Charles X avaient détaché le pays de la branche aînée des Bourbons, l’état général de l’opinion ne s’était guère modifié : la nation laissait volontiers le gouvernement aux mains des classes moyennes et le régime tempéré qui sortit de la révolution nouvelle suffisait à la grande majorité du peuple français. On ne pensait pas autrement au-delà de la frontière, et l’acte du congrès national belge, qui faisait dériver tous les pouvoirs de la nation (art. 25) en établissant le suffrage censitaire (art. 47), parut aux gouvernés comme aux gouvernails un chef-d’œuvre de l’esprit démocratique et libéral. Cette circonspection eut un terme ; les libéraux français s’enhardirent à réclamer une extension du droit de suffrage et l’orage de 1848 s’abattit sur la France. Il laissa non-seulement en France, mais dans toute l’Europe des traces ineffaçables. Qu’on s’y résigne ou qu’on s’en réjouisse, il n’importe ; résignés ou satisfaits, tous les hommes politiques sont obligés de mettre les choses à leur vrai point de vue. Il n’y a plus moyen de raisonner, de discourir et de légiférer comme en 1830.

Nous ne prétendons pas qu’il faille céder sur tous les points, dans toutes les circonstances aux exigences, même déraisonnables, de la démocratie. On servirait d’autant moins ses intérêts par une telle abdication qu’elle se donne à elle-même des démentis continuels, et se soucie fort peu de sa propre inconséquence. Mais il n’y a pas de conception plus fausse, à l’heure actuelle, que celle d’un gouvernement monarchique à l’état de lutte plus ou moins ouverte avec la démocratie. Celle-ci peut être ombrageuse, inquiète, inexpérimentée ; mais elle n’est pas nécessairement radicale et révolutionnaire : n’est-ce pas elle qui sifflait, hier encore, à Saventhem, les socialistes bruxellois ? Il peut être malaisé de gouverner avec le peuple, et nous croyons que l’art de gouverner, difficile à toutes les époques de l’histoire, l’est aujourd’hui plus que jamais ; mais il est chimérique de vouloir gouverner contre le peuple. Royer-Collard lui-même, que nous voulons citer encore une fois, disait en 1820 : « L’amour est le véritable lien des sociétés ; étudiez ce qui attire cette nation, ce qui la repousse ; ce qui la rassure, ce qui l’inquiète ; en un mot, relevez d’elle, soyez populaires. C’est depuis huit siècles le secret de l’aristocratie anglaise. » Depuis cette époque, la démocratie a grandi, et n’ignore