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doit être imposée. Ils ont fait une guerre acharnée aux abus, aux iniquités, aux prohibitions, à la manie réglementaire ; ils réclamaient la liberté absolue du commerce et de l’industrie, l’abolition des maîtrises et des jurandes, la suppression de la ferme générale. « Les fermiers, disait le marquis de Mirabeau, ont acheté du prince la nation et détruit enfin la nation, le prince et eux-mêmes… Renversons les fermes d’abord et nous aurons assez fait pour la régénération. » Si Bentham s’est inspiré de la morale utilitaire des physiocrates autant que de la philosophie d’Helvétius, ils ont préparé par leurs théories sur l’ordre naturel la promulgation des droits de l’homme, et autant que Montesquieu, autant que Voltaire et Rousseau, ils ont été les précurseurs de la révolution.

Le margrave Charles-Frédéric était un physiocrate de la stricte observance. Dans son zèle de néophyte, il ne se proposait pas seulement de supprimer dans ses États les tyrannies réglementaires et le système des lois prohibitives ; il voulait remplacer tous les impôts indirects par un impôt unique et proportionnel sur le produit net des terres. Mais, en prince avisé et circonspect, il entendait procéder à cette réforme par voie d’expériences et ne l’introduire d’abord que dans quelques villages. La grande difficulté était d’asseoir équitablement l’impôt unique en fixant avec une exactitude rigoureuse le produit net, et ce fut à ce sujet qu’il entra en correspondance avec le marquis de Mirabeau : « Ma qualité d’homme, lui écrivait-il de Carlsruhe le 22 septembre 1769, m’autorise à réclamer votre amitié et m’impose le devoir de la mériter en m’appliquant à être utile à mes semblables. Voilà, monsieur, mes titres pour oser écrire à l’Ami des hommes sans avoir l’honneur de le connaître personnellement. » Cela dit, il lui expliquait que dans le margraviat de Baden-Durlach tout paysan était propriétaire de son champ et qu’à sa mort son bien était partagé entre tous ses héritiers, que, les fermiers étant rares, les baux ne pouvaient servira s’assurer du produit net. Il priait instamment l’Ami des hommes de le conseiller, de lui venir en aide, de lui indiquer la méthode à suivre, de mettre à son service « cette science sublime faite par l’auteur de la nature pour le bonheur du genre humain. » — « Mon peuple et moi nous prendrons part aussi à ce bonheur, et ce sera à vous, monsieur, et à vos sublimes coopérateurs à qui nous devrons la reconnaissance éternelle de nous avoir guidés dans le chemin, de l’ordre naturel, tracé par la main créatrice de notre divin législateur. » Le XVIIIe siècle fut de tous les siècles le plus mécréant et le plus croyant ; il a porté de terribles coups à la vieille religion et il se faisait une religion de tout, même de l’économie politique.

L’Ami des hommes répondit de son mieux, et ses réponses furent admirées, mais ne parurent pas satisfaisantes. Le marquis et le margrave différaient d’humeur et de caractère, ils avaient quelque peine à